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C'est reparti mon kiki!
Lise Payette 10 février 2012 Actualités en société
En 1913, la journaliste Rebecca West a écrit: «Je n'ai jamais réussi à définir le féminisme. Tout ce que je sais, c'est que les gens me traitent de féministe chaque fois que mon comportement ne permet plus que je sois confondue avec un paillasson.»
La dure réalité c'est qu'il reste du chemin à parcourir pour les femmes, où qu'elles soient et d'où qu'elles viennent. Après les coupes Harper dans les subventions qui soutenaient les femmes en difficulté, après l'abandon du registre des armes à feu, après l'annonce par Québec de l'augmentation des droits de scolarité qui va frapper les filles de plein fouet, après l'affaire Shafia qui nous a chamboulé le coeur, nous voilà, de nouveau, toutes présumées inaptes à décider par nous-mêmes de ce qui nous concerne aussi directement que la capacité d'être ou de ne pas être mères.
Un homme s'est levé et du haut de son ignorance, fier de lui, il a rouvert un débat que nous avions clos il y a déjà longtemps. Il a redit à sa façon que les femmes avaient besoin d'être «contrôlées», laissant sous-entendre qu'elles étaient incapables de le faire elles-mêmes. Il y aura toujours des politiciens qui voudront remettre les femmes à leur place. Et ils sont nombreux dans «la droite» de l'équipe Harper.
Après la prise de position de monsieur Stephen Woodworth sur la définition légale d'un être humain, je me suis souvenue de ce jour de 1969, le 19 mars pour être précise, à l'Université de Montréal, où je participais à un séminaire consacré à la question de l'avortement. On m'avait invitée à prononcer un discours* sur le droit à l'avortement. J'avais devant moi des «spécialistes», médecins, psychiatres, avocats, sociologues et membres de l'Église. Je me présentai avec le seul titre qui me paraissait approprié: j'étais une femme.
Je leur racontai que, quand je défendais le droit des femmes à l'avortement sur demande, les pires oppositions venaient surtout des hommes qui pensaient que les femmes seraient tentées par des vies de dévergondage si elles pouvaient avoir recours à un avortement facilement. Je leur expliquai que les femmes normalement constituées et saines d'esprit ne se faisaient pas faire un arrêt de grossesse par caprice. Je leur rappelai qu'au Canada, même dans la clandestinité, 100 000 avortements avaient lieu chaque année et que c'était surtout des femmes mariées qui le demandaient et pas seulement des prostituées ou des adolescentes mal renseignées. Je les invitai à cesser de se voiler la face et de prétendre qu'une loi qui donnerait aux femmes un droit à la dignité serait la porte ouverte sur le dévergondage.
«Demandez à n'importe quelle femme si c'est de gaieté de coeur et pour le plaisir qu'elle livre son corps dans ce qu'il a de plus intime et de plus légitimement sacré aux examens qui précèdent l'opération, à l'opération elle-même et aux autres examens qui suivent. Demandez à n'importe quel gynécologue l'effort psychologique qu'il doit faire pour obtenir qu'une patiente se détende avant qu'il puisse pratiquer un examen.»
Je rappelais qu'une femme désespérée qui voulait mettre fin à une grossesse serait prête à tout essayer, même si ça voulait dire mettre sa propre vie en danger. Je parlais des cocktails de médicaments que certaines absorbaient, des aiguilles à tricoter qui les menaient souvent à l'urgence de l'hôpital, ou de la «fameuse» adresse qu'une âme charitable leur confiait, celle d'un charlatan souvent, ou celle d'un médecin qui ferait payer cher le service rendu et qui dans les deux cas lui dirait: «Si vous n'allez pas bien, si vous saignez trop, allez à l'hôpital, mais moi, je ne vous connais pas. Je ne vous ai jamais vue.» La plupart du temps, l'opération se faisait sans anesthésie. Elle hurlerait de douleur. Et vous pensez qu'elle aurait fait ça par plaisir? On ne va pas chez le gynéco comme on va chez le coiffeur.
C'est un gouvernement du Parti québécois, avec Denis Lazure, qui a compris que les femmes n'étaient pas douées pour la clandestinité. L'avortement a été rendu accessible et pratiqué humainement par des docteurs qualifiés, évitant ainsi de priver des femmes du bonheur de mettre au monde un enfant désiré par la suite.
Je ne pensais jamais avoir à redire, si longtemps après, que les femmes veulent être propriétaires de leur corps. Elles veulent être libres de se faire arracher une dent ou de léguer leurs yeux ou leur coeur s'ils peuvent encore servir. Elles veulent aussi être libres de demander un arrêt de grossesse quand les conditions ne sont pas réunies pour la mener à terme. C'est ce que j'ai réclamé pour moi et c'est ce que je veux pour toutes les femmes du monde.
* Les 50 discours qui ont marqué le Québec, Charles Philippe Comtois et Danic Parenteau (éditions CEC, 2011).