Les origines de Stephen Harper
Publié : ven. janv. 16, 2009 3:26 pm
Harper le converti
Stephen Harper a tourné le dos trois fois à Ottawa. Par dépit. Il a même milité pour la séparation de l'Alberta avant de finalement se réconcilier avec un pays qu'il entend aujourd'hui redéfinir. Son Canada à lui sera-t-il plus attrayant?
par Michel Vastel
publié dans L'actualité du 1er mars 2006
Chaque année, en janvier, le chinook - vent chaud qui descend des Rocheuses - fait fondre les bancs de neige sales et glacés de Calgary. Cette année, c'est sur Stephen Harper que le chinook semble avoir soufflé, éclipsant, le temps d'une campagne électorale, sa personnalité froide et introvertie, ses préjugés contre la capitale nationale, sa méfiance à l'égard des nationalistes du Québec.
Le nouveau premier ministre du Canada a-t-il changé à ce point? Quelque 5,4 millions de Canadiens l'ont cru, soit le quart des électeurs inscrits. Les trois autres quarts ont plutôt jugé que l'hiver n'était pas fini à Calgary!
Stephen Harper est un pur produit de la géopolitique canadienne. Né le 30 avril 1959, dans le quartier Leaside, à Toronto, ce jeune premier de classe, médaillé d'or du Richview Collegiate Institute pour avoir obtenu la meilleure moyenne de sa promotion, n'aurait sans doute jamais quitté la métropole ontarienne si son père, Joseph, n'avait été comptable pour Imperial Oil. À l'âge de 19 ans, le fils tente l'aventure dans l'Ouest. Fort en maths, il décroche facilement un emploi de programmeur en informatique dans la même société que son père, à Edmonton. Puis, il choisit de faire une maîtrise à la Faculté des sciences économiques de l'Université de Calgary.
Nous sommes en 1980, et l'explosion du prix du pétrole amène le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau à imposer son Programme énergétique national, considéré comme une véritable «nationalisation» en Alberta. Lors de l'élection fédérale suivante, les libéraux, bien que victorieux au pays, seront rayés de la carte de la province.
Stephen Harper, qui avait flirté un temps avec les Jeunesses libérales, rallie les rangs du Parti progressiste-conservateur. Celui-ci est maintenant dirigé par Brian Mulroney et arrive au pouvoir en 1984. Le jeune étudiant en économie n'a même pas encore rédigé son mémoire de maîtrise qu'il s'installe à Ottawa comme adjoint de direction du député conservateur de Calgary-Ouest, Jim Hawkes. À l'époque, Hawkes n'exerce aucune fonction parlementaire et son adjoint se contente d'être un observateur. Ce qu'il voit le révolte: les premières années du gouvernement Mulroney sont marquées par les scandales - impliquant le plus souvent des députés et des ministres du Québec. Stephen Harper retourne à Calgary terminer ses études. Premier dépit, premier repli: il n'aura pas tenu deux ans à Ottawa.
Le feu couve dans les Prairies, au milieu des années 1980. Divers incidents, comme l'attribution du contrat d'entretien des chasseurs F18 à l'entreprise montréalaise Canadair plutôt qu'à la Bristol de Winnipeg, enragent les gens de l'Ouest. Preston Manning, fils de l'ancien premier ministre créditiste de l'Alberta, Ernest Manning, songe à former un parti régional: le Parti réformiste. Il demande au doyen de la Faculté des sciences économiques de l'Université de Calgary de lui envoyer un de ses meilleurs étudiants comme observateur. C'est à cette occasion que Stephen Harper fait la rencontre du très controversé professeur d'histoire Tom Flanagan, qui deviendra la tête de file de la fameuse école de Calgary, associée à la droite américaine, et qui est aujourd'hui le principal conseiller du nouveau premier ministre du Canada.
Stephen Harper sera plus qu'un simple observateur: lors du premier congrès du Parti réformiste, en 1988, il prononce un discours sur la façon injuste dont l'Ouest a toujours été traité par le gouvernement fédéral. L'économiste fait le compte des subventions au développement régional, de la répartition des fonctionnaires et des agences fédérales dans le pays, des achats publics et même de la programmation de la CBC. Son réquisitoire s'étend aussi longuement sur la sous-représentation de l'Ouest dans les institutions fédérales, à commencer par le Sénat. Il est ovationné. Preston Manning lui demande d'écrire le programme du nouveau parti. Stephen Harper a 29 ans.
Le jeune économiste est dans son élément: il aime travailler seul, de préférence dans un petit bureau à l'université, et rédiger de longs articles pour son chef. Par dévouement à la cause, il accepte de se présenter dans la circonscription de Calgary-Ouest contre son ancien patron, Jim Hawkes. Il se fait battre par 23 000 voix! Mais six mois plus tard, une première candidate du Parti réformiste, Deborah Grey, est élue dans la circonscription d'Edmonton-Nord à la faveur d'une élection partielle. Stephen Harper devient son assistant et retourne à Ottawa.
Le Parti réformiste est entraîné dans les débats constitutionnels dans la deuxième moitié des années 1980. C'est Stephen Harper qui élabore le programme du parti, autour de deux axes importants: réforme des institutions fédérales pour offrir une représentation plus équitable aux gens de l'Ouest et élimination des pouvoirs d'exception qui permettent au gouvernement fédéral d'intervenir dans les affaires des provinces. Quant au Québec, il n'est pas question de lui accorder le statut spécial que réclame Robert Bourassa et auquel Brian Mulroney est prêt à consentir. L'obsession des réformistes de l'Ouest, et de Stephen Harper en particulier, est alors le principe de l'égalité des provinces. Mais à l'époque, personne ne prête attention aux propositions que Preston Manning soumet, par écrit, à la commission Bélanger-Campeau sur l'avenir politique et constitutionnel du Québec.
En 1991, Stephen Harper épouse Laureen Teskey. Il a 32 ans, elle en a 28. La jeune femme est tout le contraire de son mari: fille de ranchers, amatrice de grandes randonnées à cheval, à moto ou en camionnette, enjouée et toujours prête à faire la fête, buvant la bière à la bouteille, elle s'intéresse à la politique encore plus que lui. Elle ne le découragera donc pas de se présenter une deuxième fois, en 1993, contre Jim Hawkes, qu'il battra par 15 000 voix de majorité.
Même si le Canada retourne au Parti libéral, l'Ouest se range massivement derrière le Parti réformiste de Preston Manning, tout comme le Québec adopte le Bloc de Lucien Bouchard. Le pays est en pleine crise, avec la victoire de Jacques Parizeau et l'imminence d'un référendum. Stephen Harper est une fois de plus chargé d'élaborer la vision d'un «nouveau Canada» pour le Parti réformiste.
La vision constitutionnelle de Stephen Harper, résumée dans un rapport intitulé La stratégie du 20/20, contient 20 propositions de réforme pour le Canada, attrayantes aux yeux des autonomistes du Québec, mais assorties de 20 conditions très strictes pour encadrer la séparation: «Le Canada a une obligation morale et légale envers les résidants du Québec qui veulent rester canadiens, explique-t-il. Certains veulent aller aussi loin qu'une partition du Québec par bureau de scrutin mais, pour des raisons pratiques, on s'en tiendra aux territoires municipaux.» Le rapport prévoit même le recours à l'armée canadienne pour protéger les immeubles fédéraux en cas de victoire du Oui au référendum sur la souveraineté…
Stephen Harper réclame aussi que le Parlement canadien fixe, au plus tôt, les conditions de la tenue d'un autre référendum sur la souveraineté. Il se vante ainsi d'avoir inspiré la Loi sur la clarté, que présentera bientôt le ministre libéral Stéphane Dion. Mais son influence diminue auprès de Preston Manning, qui, anxieux de prendre le pouvoir, engage des faiseurs d'image. En fait, le parti est déjà condamné: Manning le sabordera trois ans plus tard pour créer le mouvement de l'Alternative unie, puis l'Alliance canadienne.
Deuxième échec, deuxième repli pour Stephen Harper en 1997… Prétextant ses obligations familiales(son fils, Benjamin, a un an, sa fille, Rachel, naîtra deux ans plus tard), il abandonne son siège de député pour retourner en Alberta et prendre la tête de la Coalition nationale des citoyens(CNC).
La CNC, dont les bureaux principaux sont situés à Toronto et à Calgary, est une organisation assez secrète, qui a financé de coûteuses campagnes de publicité contre la Loi canadienne sur la santé, la Commission canadienne du blé, l'entrée au pays des boat people vietnamiens, le monopole de la représentation syndicale et le fonds de pension des députés. Sous la direction de Stephen Harper, la CNC contestera les dispositions de la Loi électorale qui interdisent à des groupes d'influence de participer aux campagnes; elle financera aussi la requête pour contester la loi 101 présentée à la Cour suprême par l'avocat montréalais Brent Tyler, qui demande d'élargir aux enfants de parents francophones l'accès à l'école anglaise.
En tant qu'activiste, Stephen Harper reste donc visible dans les médias nationaux, mais il est de plus en plus désillusionné par la politique fédérale. Il est en outre découragé par la tentative infructueuse de Preston Manning de réunir les deux partis de la droite canadienne - réformistes et progressistes-conservateurs -, ainsi que par l'échec de son successeur, Stockwell Day, aux élections de 2000. Troisième dépit, troisième repli pour Stephen Harper.
Avec quelques collègues de l'Université de Calgary, il signe, en janvier 2001, une lettre ouverte à son premier ministre provincial, Ralph Klein, dans laquelle on peut lire que «le gouvernement Chrétien s'est livré à des attaques destinées non seulement à défaire l'opposition partisane, mais aussi à marginaliser l'Alberta et les Albertains au sein du système politique canadien. […] Nous croyons qu'il est temps pour les Albertains de prendre en charge leur destinée. Cela veut dire récupérer des pouvoirs qui nous appartiennent selon la Constitution, mais que nous avons laissé le gouvernement fédéral exercer.»
Dans ce qui sera bientôt surnommé «la stratégie du repli», Stephen Harper et ses collègues de l'école de Calgary souhaitent que le gouvernement de l'Alberta se retire du Régime de pensions du Canada, pour créer son propre programme… «Si le Québec le peut, pourquoi pas l'Alberta?» soulignent les auteurs. Selon eux, l'Alberta devrait aussi percevoir elle-même toutes les recettes provenant de l'impôt sur le revenu des particuliers, créer sa propre police provinciale plutôt que de s'en remettre à la GRC, assumer toutes ses responsabilités en matière de santé et adopter unilatéralement une modification constitutionnelle pour obliger les autres gouvernements à se prononcer sur la réforme du Sénat.
On a l'impression alors que Stephen Harper a renoncé à la politique nationale. Certains le soupçonnent même de convoiter le poste de Ralph Klein. Mais la démission de Stockwell Day de la direction de l'Alliance canadienne change le cours des choses. Laureen Teskey encourage son mari à se présenter et, le 20 mars 2002, Stephen Harper devient chef du parti. Élu à la faveur d'une élection partielle dans la circonscription de Calgary-Sud-Ouest, que lui cède Preston Manning, il revient aux Communes le 21 mai 2002 comme chef de l'opposition officielle.
Il lui reste cependant à réunifier la droite. Stephen Harper démissionne de son poste de chef de l'opposition officielle aux Communes pour se lancer dans la course à la direction du Parti conservateur du Canada, où il affronte la millionnaire Belinda Stronach et un ancien ministre de Mike Harris, Tony Clement. Son élection, le 20 mars 2004, n'est qu'une formalité, mais elle arrive trop tard. Paul Martin a déjà succédé à Jean Chrétien et, malgré le scandale des commandites, est toujours perçu comme le meilleur premier ministre par une majorité de Canadiens. La plupart des candidats conservateurs aux élections du printemps 2004 ont été choisis avant que Stephen Harper devienne leur chef et le parti n'a pas eu le temps d'adopter un nouveau programme. Même si la nouvelle formation conserve les mêmes initiales - PC -, le mot «progressiste» a définitivement disparu.
Si Stephen Harper avait été le seul à parler pendant la campagne électorale de 2004, il aurait peut-être eu une chance de gagner. Dans une longue entrevue avec les représentants de L'actualité(voir «Harper battra-t-il Martin?», 1er mai 2004), il exprime déjà des points de vue qui seront intégrés au programme du parti en mars 2005. Pas question de revenir sur le sujet du suicide assisté ni sur l'avortement ou la peine de mort. Par contre, il est déjà prêt à recourir à la disposition de dérogation pour imposer la volonté du Parlement sur les mariages gais.
«Je suis au centre de mon parti et c'est pour ça que j'en suis le chef», dit alors cet homme qui, étant passé par le Parti réformiste et l'Alliance canadienne, vient pourtant de son extrême droite. Et il tient à L'actualité des propos prophétiques sur les chances de son parti au Québec: «Je sais que les Québécois sont prêts à changer de gouvernement, mais ils ne sont pas encore convaincus que nous sommes prêts à gouverner et à les inclure dans ce gouvernement: ils continuent donc de favoriser le Bloc. C'est un peu le dilemme de l'œuf et de la poule: les Québécois vont voter pour un parti régional s'ils croient que c'est la seule façon de se débarrasser du gouvernement. Mais s'ils pensent que le Parti conservateur peut gagner, ils vont voter pour lui…»
Le 28 juin 2004, le Parti conservateur du Canada reste dans l'opposition. Une fois de plus, Stephen Harper cède au découragement, au point qu'il pense se retirer dans ses terres de l'Alberta. Il en veut en particulier aux pontifes de la presse nationale, qui, jusqu'à la dernière minute, n'ont pas cru en ses chances. Sa décision, le 27 janvier dernier, de tenir sa première conférence de presse de premier ministre élu au Parlement, plutôt que dans l'auditorium de la presse parlementaire, signifiait aux médias qu'il ne leur devait rien et que c'était lui, désormais, qui fixerait les règles du jeu.
Il aura fallu beaucoup de temps à Stephen Harper pour comprendre que ses difficultés viennent autant de son comportement que de l'attitude hostile des journalistes. Il a d'ailleurs reconnu, au dîner annuel de la Tribune de la presse, qu'il est «le seul chef politique qui ressemble à sa photo de passeport»! Il a dû apprendre à se contrôler et à sourire, même aux journalistes. Et surtout, il a suivi les conseils de Brian Mulroney et de quelques autres anciens de la «Big Blue Machine», qu'il détestait tant autrefois, pour établir un plan de campagne rigoureux et professionnel.
Par exemple, l'idée de résumer son programme en cinq priorités ne visait à rien d'autre qu'à capter l'attention des électeurs. Les programmes électoraux sont trop longs et trop complexes pour que des gens préoccupés par leur travail et leur vie de famille s'y attardent. Mais des slogans tels que «Faire le ménage au gouvernement», «Réduire la TPS», «Rendre nos rues plus sécuritaires», «Aider directement les parents qui élèvent des enfants» et «Collaborer avec les provinces» parlent à Monsieur et Madame Tout-le-monde.
La victoire de Stephen Harper aurait dû le réconcilier avec le Canada et sa capitale. Pourtant, six jours avant le scrutin qui ferait de lui le 22e premier ministre du pays, il exprimait encore sa méfiance envers cette ville où il ne s'est jamais senti à l'aise: «Il y aura des fonctionnaires nommés par les libéraux, et il y aura un Sénat libéral. […] Il s'agira là de contrepoids au pouvoir d'un gouvernement conservateur.»
Vingt ans exactement après sa première visite à Ottawa, le «très honorable» Stephen Harper se méfie toujours autant de la capitale…
Stephen Harper a tourné le dos trois fois à Ottawa. Par dépit. Il a même milité pour la séparation de l'Alberta avant de finalement se réconcilier avec un pays qu'il entend aujourd'hui redéfinir. Son Canada à lui sera-t-il plus attrayant?
par Michel Vastel
publié dans L'actualité du 1er mars 2006
Chaque année, en janvier, le chinook - vent chaud qui descend des Rocheuses - fait fondre les bancs de neige sales et glacés de Calgary. Cette année, c'est sur Stephen Harper que le chinook semble avoir soufflé, éclipsant, le temps d'une campagne électorale, sa personnalité froide et introvertie, ses préjugés contre la capitale nationale, sa méfiance à l'égard des nationalistes du Québec.
Le nouveau premier ministre du Canada a-t-il changé à ce point? Quelque 5,4 millions de Canadiens l'ont cru, soit le quart des électeurs inscrits. Les trois autres quarts ont plutôt jugé que l'hiver n'était pas fini à Calgary!
Stephen Harper est un pur produit de la géopolitique canadienne. Né le 30 avril 1959, dans le quartier Leaside, à Toronto, ce jeune premier de classe, médaillé d'or du Richview Collegiate Institute pour avoir obtenu la meilleure moyenne de sa promotion, n'aurait sans doute jamais quitté la métropole ontarienne si son père, Joseph, n'avait été comptable pour Imperial Oil. À l'âge de 19 ans, le fils tente l'aventure dans l'Ouest. Fort en maths, il décroche facilement un emploi de programmeur en informatique dans la même société que son père, à Edmonton. Puis, il choisit de faire une maîtrise à la Faculté des sciences économiques de l'Université de Calgary.
Nous sommes en 1980, et l'explosion du prix du pétrole amène le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau à imposer son Programme énergétique national, considéré comme une véritable «nationalisation» en Alberta. Lors de l'élection fédérale suivante, les libéraux, bien que victorieux au pays, seront rayés de la carte de la province.
Stephen Harper, qui avait flirté un temps avec les Jeunesses libérales, rallie les rangs du Parti progressiste-conservateur. Celui-ci est maintenant dirigé par Brian Mulroney et arrive au pouvoir en 1984. Le jeune étudiant en économie n'a même pas encore rédigé son mémoire de maîtrise qu'il s'installe à Ottawa comme adjoint de direction du député conservateur de Calgary-Ouest, Jim Hawkes. À l'époque, Hawkes n'exerce aucune fonction parlementaire et son adjoint se contente d'être un observateur. Ce qu'il voit le révolte: les premières années du gouvernement Mulroney sont marquées par les scandales - impliquant le plus souvent des députés et des ministres du Québec. Stephen Harper retourne à Calgary terminer ses études. Premier dépit, premier repli: il n'aura pas tenu deux ans à Ottawa.
Le feu couve dans les Prairies, au milieu des années 1980. Divers incidents, comme l'attribution du contrat d'entretien des chasseurs F18 à l'entreprise montréalaise Canadair plutôt qu'à la Bristol de Winnipeg, enragent les gens de l'Ouest. Preston Manning, fils de l'ancien premier ministre créditiste de l'Alberta, Ernest Manning, songe à former un parti régional: le Parti réformiste. Il demande au doyen de la Faculté des sciences économiques de l'Université de Calgary de lui envoyer un de ses meilleurs étudiants comme observateur. C'est à cette occasion que Stephen Harper fait la rencontre du très controversé professeur d'histoire Tom Flanagan, qui deviendra la tête de file de la fameuse école de Calgary, associée à la droite américaine, et qui est aujourd'hui le principal conseiller du nouveau premier ministre du Canada.
Stephen Harper sera plus qu'un simple observateur: lors du premier congrès du Parti réformiste, en 1988, il prononce un discours sur la façon injuste dont l'Ouest a toujours été traité par le gouvernement fédéral. L'économiste fait le compte des subventions au développement régional, de la répartition des fonctionnaires et des agences fédérales dans le pays, des achats publics et même de la programmation de la CBC. Son réquisitoire s'étend aussi longuement sur la sous-représentation de l'Ouest dans les institutions fédérales, à commencer par le Sénat. Il est ovationné. Preston Manning lui demande d'écrire le programme du nouveau parti. Stephen Harper a 29 ans.
Le jeune économiste est dans son élément: il aime travailler seul, de préférence dans un petit bureau à l'université, et rédiger de longs articles pour son chef. Par dévouement à la cause, il accepte de se présenter dans la circonscription de Calgary-Ouest contre son ancien patron, Jim Hawkes. Il se fait battre par 23 000 voix! Mais six mois plus tard, une première candidate du Parti réformiste, Deborah Grey, est élue dans la circonscription d'Edmonton-Nord à la faveur d'une élection partielle. Stephen Harper devient son assistant et retourne à Ottawa.
Le Parti réformiste est entraîné dans les débats constitutionnels dans la deuxième moitié des années 1980. C'est Stephen Harper qui élabore le programme du parti, autour de deux axes importants: réforme des institutions fédérales pour offrir une représentation plus équitable aux gens de l'Ouest et élimination des pouvoirs d'exception qui permettent au gouvernement fédéral d'intervenir dans les affaires des provinces. Quant au Québec, il n'est pas question de lui accorder le statut spécial que réclame Robert Bourassa et auquel Brian Mulroney est prêt à consentir. L'obsession des réformistes de l'Ouest, et de Stephen Harper en particulier, est alors le principe de l'égalité des provinces. Mais à l'époque, personne ne prête attention aux propositions que Preston Manning soumet, par écrit, à la commission Bélanger-Campeau sur l'avenir politique et constitutionnel du Québec.
En 1991, Stephen Harper épouse Laureen Teskey. Il a 32 ans, elle en a 28. La jeune femme est tout le contraire de son mari: fille de ranchers, amatrice de grandes randonnées à cheval, à moto ou en camionnette, enjouée et toujours prête à faire la fête, buvant la bière à la bouteille, elle s'intéresse à la politique encore plus que lui. Elle ne le découragera donc pas de se présenter une deuxième fois, en 1993, contre Jim Hawkes, qu'il battra par 15 000 voix de majorité.
Même si le Canada retourne au Parti libéral, l'Ouest se range massivement derrière le Parti réformiste de Preston Manning, tout comme le Québec adopte le Bloc de Lucien Bouchard. Le pays est en pleine crise, avec la victoire de Jacques Parizeau et l'imminence d'un référendum. Stephen Harper est une fois de plus chargé d'élaborer la vision d'un «nouveau Canada» pour le Parti réformiste.
La vision constitutionnelle de Stephen Harper, résumée dans un rapport intitulé La stratégie du 20/20, contient 20 propositions de réforme pour le Canada, attrayantes aux yeux des autonomistes du Québec, mais assorties de 20 conditions très strictes pour encadrer la séparation: «Le Canada a une obligation morale et légale envers les résidants du Québec qui veulent rester canadiens, explique-t-il. Certains veulent aller aussi loin qu'une partition du Québec par bureau de scrutin mais, pour des raisons pratiques, on s'en tiendra aux territoires municipaux.» Le rapport prévoit même le recours à l'armée canadienne pour protéger les immeubles fédéraux en cas de victoire du Oui au référendum sur la souveraineté…
Stephen Harper réclame aussi que le Parlement canadien fixe, au plus tôt, les conditions de la tenue d'un autre référendum sur la souveraineté. Il se vante ainsi d'avoir inspiré la Loi sur la clarté, que présentera bientôt le ministre libéral Stéphane Dion. Mais son influence diminue auprès de Preston Manning, qui, anxieux de prendre le pouvoir, engage des faiseurs d'image. En fait, le parti est déjà condamné: Manning le sabordera trois ans plus tard pour créer le mouvement de l'Alternative unie, puis l'Alliance canadienne.
Deuxième échec, deuxième repli pour Stephen Harper en 1997… Prétextant ses obligations familiales(son fils, Benjamin, a un an, sa fille, Rachel, naîtra deux ans plus tard), il abandonne son siège de député pour retourner en Alberta et prendre la tête de la Coalition nationale des citoyens(CNC).
La CNC, dont les bureaux principaux sont situés à Toronto et à Calgary, est une organisation assez secrète, qui a financé de coûteuses campagnes de publicité contre la Loi canadienne sur la santé, la Commission canadienne du blé, l'entrée au pays des boat people vietnamiens, le monopole de la représentation syndicale et le fonds de pension des députés. Sous la direction de Stephen Harper, la CNC contestera les dispositions de la Loi électorale qui interdisent à des groupes d'influence de participer aux campagnes; elle financera aussi la requête pour contester la loi 101 présentée à la Cour suprême par l'avocat montréalais Brent Tyler, qui demande d'élargir aux enfants de parents francophones l'accès à l'école anglaise.
En tant qu'activiste, Stephen Harper reste donc visible dans les médias nationaux, mais il est de plus en plus désillusionné par la politique fédérale. Il est en outre découragé par la tentative infructueuse de Preston Manning de réunir les deux partis de la droite canadienne - réformistes et progressistes-conservateurs -, ainsi que par l'échec de son successeur, Stockwell Day, aux élections de 2000. Troisième dépit, troisième repli pour Stephen Harper.
Avec quelques collègues de l'Université de Calgary, il signe, en janvier 2001, une lettre ouverte à son premier ministre provincial, Ralph Klein, dans laquelle on peut lire que «le gouvernement Chrétien s'est livré à des attaques destinées non seulement à défaire l'opposition partisane, mais aussi à marginaliser l'Alberta et les Albertains au sein du système politique canadien. […] Nous croyons qu'il est temps pour les Albertains de prendre en charge leur destinée. Cela veut dire récupérer des pouvoirs qui nous appartiennent selon la Constitution, mais que nous avons laissé le gouvernement fédéral exercer.»
Dans ce qui sera bientôt surnommé «la stratégie du repli», Stephen Harper et ses collègues de l'école de Calgary souhaitent que le gouvernement de l'Alberta se retire du Régime de pensions du Canada, pour créer son propre programme… «Si le Québec le peut, pourquoi pas l'Alberta?» soulignent les auteurs. Selon eux, l'Alberta devrait aussi percevoir elle-même toutes les recettes provenant de l'impôt sur le revenu des particuliers, créer sa propre police provinciale plutôt que de s'en remettre à la GRC, assumer toutes ses responsabilités en matière de santé et adopter unilatéralement une modification constitutionnelle pour obliger les autres gouvernements à se prononcer sur la réforme du Sénat.
On a l'impression alors que Stephen Harper a renoncé à la politique nationale. Certains le soupçonnent même de convoiter le poste de Ralph Klein. Mais la démission de Stockwell Day de la direction de l'Alliance canadienne change le cours des choses. Laureen Teskey encourage son mari à se présenter et, le 20 mars 2002, Stephen Harper devient chef du parti. Élu à la faveur d'une élection partielle dans la circonscription de Calgary-Sud-Ouest, que lui cède Preston Manning, il revient aux Communes le 21 mai 2002 comme chef de l'opposition officielle.
Il lui reste cependant à réunifier la droite. Stephen Harper démissionne de son poste de chef de l'opposition officielle aux Communes pour se lancer dans la course à la direction du Parti conservateur du Canada, où il affronte la millionnaire Belinda Stronach et un ancien ministre de Mike Harris, Tony Clement. Son élection, le 20 mars 2004, n'est qu'une formalité, mais elle arrive trop tard. Paul Martin a déjà succédé à Jean Chrétien et, malgré le scandale des commandites, est toujours perçu comme le meilleur premier ministre par une majorité de Canadiens. La plupart des candidats conservateurs aux élections du printemps 2004 ont été choisis avant que Stephen Harper devienne leur chef et le parti n'a pas eu le temps d'adopter un nouveau programme. Même si la nouvelle formation conserve les mêmes initiales - PC -, le mot «progressiste» a définitivement disparu.
Si Stephen Harper avait été le seul à parler pendant la campagne électorale de 2004, il aurait peut-être eu une chance de gagner. Dans une longue entrevue avec les représentants de L'actualité(voir «Harper battra-t-il Martin?», 1er mai 2004), il exprime déjà des points de vue qui seront intégrés au programme du parti en mars 2005. Pas question de revenir sur le sujet du suicide assisté ni sur l'avortement ou la peine de mort. Par contre, il est déjà prêt à recourir à la disposition de dérogation pour imposer la volonté du Parlement sur les mariages gais.
«Je suis au centre de mon parti et c'est pour ça que j'en suis le chef», dit alors cet homme qui, étant passé par le Parti réformiste et l'Alliance canadienne, vient pourtant de son extrême droite. Et il tient à L'actualité des propos prophétiques sur les chances de son parti au Québec: «Je sais que les Québécois sont prêts à changer de gouvernement, mais ils ne sont pas encore convaincus que nous sommes prêts à gouverner et à les inclure dans ce gouvernement: ils continuent donc de favoriser le Bloc. C'est un peu le dilemme de l'œuf et de la poule: les Québécois vont voter pour un parti régional s'ils croient que c'est la seule façon de se débarrasser du gouvernement. Mais s'ils pensent que le Parti conservateur peut gagner, ils vont voter pour lui…»
Le 28 juin 2004, le Parti conservateur du Canada reste dans l'opposition. Une fois de plus, Stephen Harper cède au découragement, au point qu'il pense se retirer dans ses terres de l'Alberta. Il en veut en particulier aux pontifes de la presse nationale, qui, jusqu'à la dernière minute, n'ont pas cru en ses chances. Sa décision, le 27 janvier dernier, de tenir sa première conférence de presse de premier ministre élu au Parlement, plutôt que dans l'auditorium de la presse parlementaire, signifiait aux médias qu'il ne leur devait rien et que c'était lui, désormais, qui fixerait les règles du jeu.
Il aura fallu beaucoup de temps à Stephen Harper pour comprendre que ses difficultés viennent autant de son comportement que de l'attitude hostile des journalistes. Il a d'ailleurs reconnu, au dîner annuel de la Tribune de la presse, qu'il est «le seul chef politique qui ressemble à sa photo de passeport»! Il a dû apprendre à se contrôler et à sourire, même aux journalistes. Et surtout, il a suivi les conseils de Brian Mulroney et de quelques autres anciens de la «Big Blue Machine», qu'il détestait tant autrefois, pour établir un plan de campagne rigoureux et professionnel.
Par exemple, l'idée de résumer son programme en cinq priorités ne visait à rien d'autre qu'à capter l'attention des électeurs. Les programmes électoraux sont trop longs et trop complexes pour que des gens préoccupés par leur travail et leur vie de famille s'y attardent. Mais des slogans tels que «Faire le ménage au gouvernement», «Réduire la TPS», «Rendre nos rues plus sécuritaires», «Aider directement les parents qui élèvent des enfants» et «Collaborer avec les provinces» parlent à Monsieur et Madame Tout-le-monde.
La victoire de Stephen Harper aurait dû le réconcilier avec le Canada et sa capitale. Pourtant, six jours avant le scrutin qui ferait de lui le 22e premier ministre du pays, il exprimait encore sa méfiance envers cette ville où il ne s'est jamais senti à l'aise: «Il y aura des fonctionnaires nommés par les libéraux, et il y aura un Sénat libéral. […] Il s'agira là de contrepoids au pouvoir d'un gouvernement conservateur.»
Vingt ans exactement après sa première visite à Ottawa, le «très honorable» Stephen Harper se méfie toujours autant de la capitale…