Re: EPHEMERIDE: La boite à clous. Ici on trouve de tout.
Publié : mer. mai 09, 2012 11:59 pm
Mai 68 désigne un ensemble de mouvements et manifestations survenus en France, en mai-juin 1968. Ces événements constituent une période et une césure marquantes de l'histoire contemporaine française, caractérisées par une vaste révolte spontanée, de nature à la fois culturelle, sociale et politique, dirigée contre la société traditionnelle, le capitalisme, l'impérialisme et, plus immédiatement, contre le pouvoir gaulliste en place. Enclenchée par une révolte de la jeunesse étudiante parisienne, puis gagnant le monde ouvrier et pratiquement toutes les catégories de population sur l'ensemble du territoire, elle reste le plus important mouvement social de l'histoire de France du XXe siècle.
Les événements superposèrent essentiellement un mouvement étudiant et un mouvement ouvrier tous deux d'exceptionnelle ampleur. Au-delà de revendications matérielles ou salariales, et de la remise en cause du régime gaullien installé depuis 1958, ils virent se déployer une contestation multiforme de tous les types d'autorité. Une partie active du mouvement lycéen et étudiant revendiqua notamment la « libéralisation des mœurs », et au-delà, contesta la « vieille Université », la société de consommation, le capitalisme et la plupart des institutions et valeurs traditionnelles.
Le « Mai français » s'inscrit par ailleurs dans un ensemble d'événements dans les milieux étudiants et ouvriers d'un grand nombre de pays. Il ne se comprend pas sans ce contexte d'ébullition générale de part et d’autre du Rideau de fer, notamment en Allemagne, en Italie, aux États-Unis, au Japon, au Mexique et au Brésil, sans oublier la Tchécoslovaquie du printemps de Prague ou la Chine de la Révolution culturelle.
En France, ces événements prennent cependant une coloration particulière car d'importantes manifestations d'étudiants sont rejointes à partir du 13 mai 1968 par la plus importante grève générale de la Ve République, dépassant celle survenue en juin 1936 lors du Front populaire. Elle paralyse complètement le pays pendant plusieurs semaines et s'accompagne d'une recherche effrénée de prise de parole, d'une frénésie de discussions, de débats, d'assemblées générales, de réunions informelles dans la rue, à l'intérieur des organismes, des entreprises, des administrations, des lycées et des universités, des théâtres, des maisons de jeunes ou encore des maisons de la culture.
Explosion souvent confuse et complexe, parfois violente, plus souvent encore ludique et festive, Mai 68 apparaît comme un moment d'illusion révolutionnaire lyrique, de foi ardente et utopique en la possibilité d'une transformation radicale de la vie et du monde. Ce que refléta notamment une prolifération de graffiti et de slogans imaginatifs : « Sous les pavés, la plage », « Il est interdit d'interdire », « Jouissez sans entraves », « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi », « La vie est ailleurs », « Soyez réalistes, demandez l'impossible », « Marx est mort, Dieu aussi, et moi-même je ne me sens pas très bien », « Élections, piège à cons », etc.
Parfois qualifiée de « révolution manquée », et malgré le large recours à la rhétorique et aux symboles des révolutions françaises précédentes — barricades, drapeaux rouge et noir —, Mai 68 ne vit en réalité aucune tentative de putsch ni de guerre civile, bien que plusieurs organisations et mouvances révolutionnaires, communistes et anarchistes, aient lutté activement dans le mouvement et participé à son organisation.
Les historiens divisent classiquement le déroulement de Mai 68 en trois phases, une « période étudiante » (3-13 mai), une « période sociale » (13-26 mai) et une « période politique » (27-30 mai).
Avant comme après le rejet par la base, le 27 mai, des accords de Grenelle, négociés par le premier ministre français, Georges Pompidou avec les syndicats, Charles de Gaulle apparaît dépassé par les événements. Après sa disparition-surprise de 24 heures le 29 mai, il revient de Baden-Baden et reprend l'initiative en décrétant le 30 la dissolution de l'Assemblée nationale.
La lassitude et le retournement de l'opinion publique, initialement favorable au mouvement, amènent un raz-de-marée gaulliste aux élections anticipées du 30 juin. Les grèves cessent progressivement courant juin, et les hauts-lieux de la contestation, tels que la Sorbonne et l'Odéon à Paris, sont évacués par la police.
Mai 68 a suscité, dès l'époque, de nombreuses controverses et interprétations divergentes sur sa nature, sur ses causes, comme sur ses héritages. Il s'est prolongé, en ouvrant la voie aux nouvelles formes de contestations et de mobilisations des années 1970 tel que l'(autogestion, l'écologie politique, le mouvements féministes, la décentralisation, le « retour à la terre », le réveil des cultures provinciales, etc.
Sans débouché politique, l'événement a eu un impact considérable sur le plan social et surtout culturel, en étant à l'origine de nombreux acquis sociaux et de nombreuses réformes sociétales des années suivantes.
Paradoxalement, la crise de mai 68 survient au terme d'une décennie de prospérité inégalée. Au plan économique, c'est l'apogée des « Trente Glorieuses ». La société de consommation s'est installée dans les mœurs, sans que l'on prenne vraiment conscience de toutes ses implications ni des déséquilibres mondiaux qui se développent.
Cependant, depuis quelques mois, voire une année, des symptômes importants d'une détérioration de la situation économique française ont fait leur apparition. Le nombre de chômeurs s'accroît régulièrement : début 1968, ils sont déjà près de 500 000. Les jeunes se trouvaient les premiers touchés et en 1967, le gouvernement doit créer l'ANPE. La grande grève des mineurs de 1963 a signalé le malaise d'un monde de la mine qui vit ses dernières années avant le début d'une crise fatale. Un nombre important de grèves se tiennent aussi entre 1966 et 1967, en région parisienne comme en province. Deux millions de travailleurs sont payés au SMIG et se sentent exclus de la prospérité, dont beaucoup d'OS des usines, de femmes ou de travailleurs immigrés. Les salaires réels commencent à baisser et les travailleurs s'inquiètent pour leurs conditions de travail. Les syndicats s'opposent ainsi aux ordonnances de 1967 sur la Sécurité sociale. Des bidonvilles existent encore, dont le plus célèbre est celui de Nanterre, directement sous les yeux des étudiants.
Même les catégories les plus privilégiées ne sont pas sans motifs d'inquiétude : la massification de l'enseignement supérieur a entraîné sur les campus d'innombrables problèmes de locaux, de manque de matériel, de transports. En 1967-1968, le gouvernement reparle aussi de sélection, ce qui inquiète les étudiants.
Au plan politique, le mouvement survient en une période d'usure de la République gaullienne, en place depuis 1958. En 1965, lors de la première élection présidentielle au suffrage universel direct tenue depuis 1848, le général de Gaulle a été mis en ballottage par François Mitterrand à la surprise générale. Aux élections législatives de 1967, sa majorité à l'Assemblée nationale se réduit à un seul siège. Les centristes tels Valéry Giscard d'Estaing assortissent de réserves critiques leur soutien au pouvoir (le « oui, mais » de 1967). Les démocrates-chrétiens tels Jean Lecanuet restent hostiles. La droite extrême et l'extrême droite ne pardonnent pas au général le procès de Vichy ni l'« abandon » de l'Algérie française. Les gaullistes s'irritent du maintien à Matignon de Georges Pompidou, jugé trop conservateur. Quant à ce dernier, une sourde rivalité l'oppose depuis 1965 au général de Gaulle, dont il lorgne en silence la succession. Le 13 mai 1968, le slogan « Dix ans, ça suffit ! » traduira dans les défilés une certaine lassitude de l'opinion.
De Gaulle était arrivé au pouvoir en mai 1958 en jouant habilement de circonstances exceptionnelles (en apparaissant comme un recours après l'émeute du 13 mai et la prise du pouvoir par l'armée à Alger). De ce fait, aux yeux de ses opposants, la légitimité de son régime reste fortement entachée par les soupçons d'un « coup d'État » originel. En dépit des succès du pouvoir (fin de la guerre d'Algérie et de la décolonisation, résorption de la crise économique, monétaire et financière, croissance soutenue) et de l'acclimatation progressive d'une constitution renforçant le pouvoir exécutif (régime semi-présidentiel, renforcé par l'élection du président de la république au suffrage universel direct et le recours aux référendums), ses pratiques autoritaires suscitent une critique croissante. Ainsi l'ORTF, détentrice du monopole de l'audiovisuel, se fait ouvertement le relais de la propagande officielle. À Paris, le préfet Maurice Papon, responsable des tueries du 17 octobre 1961 et du métro Charonne quelques années plus tôt à peine, n'a été remplacé qu'en 1967 par Maurice Grimaud, lettré humaniste venu de la gauche mendésiste. D'autre part, à 78 ans, la politique extérieure de prestige de Charles de Gaulle et son nationalisme ne répondent pas nécessairement aux attentes plus matérielles, culturelles et sociales de la majorité des Français. En avril 1968, un célèbre éditorial de Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde constate que « la France s'ennuie », reprenant le constat prophétique de Lamartine sous le gouvernement Guizot quelques années avant la révolution de 1848.
Le Parti communiste français, de loin la première force de gauche, peine à se déstaliniser et a de fait cessé depuis longtemps de poursuivre des objectifs révolutionnaires. Les bureaucraties sclérosées d'URSS et d'Europe de l'Est répugnent les jeunes militants d'extrême gauche, dont le modèle se situe désormais plutôt du côté de Cuba ou de la Chine populaire.
Parallèlement, les gauches non-communistes ne parviennent pas à sortir de leurs divisions et de leurs discrédits. Aussi un espace est-il ouvert pour que des groupes « gauchistes » se multiplient, en marge des grandes organisations officielles (trotskistes, prochinois, etc.). La politisation et l'agitation sont entretenues dans la jeunesse par exemple par les comités Viêtnam, formés majoritairement de lycéens et étudiants, qui dénoncent « l'impérialisme américain » visible par la guerre du Viêt Nam. La guerre froide fait aussi naître des idées antinucléaires.
Daniel-Cohn-Bendit
Mai 68 ne se comprend que dans un monde en rapide mutation. L'accélération de l'exode rural et de l'urbanisation, l'augmentation considérable du niveau de vie, la massification de l'éducation nationale et de l'Université, l'avènement de la culture des loisirs, du spectacle et des mass média, représentent des changements accélérés et sans précédents en moins d'une génération. Les années 1960 sont aussi celles de l'affirmation de la jeunesse en tant que catégorie socio-culturelle et politique à part entière. En particulier, la jeunesse a maintenant sa propre culture, avec une presse qui lui est destinée (Actuel ! , Hara-Kiri ! ), des émissions de radio très suivies (Salut les copains ! ) ou ses chanteurs attitrés (les Beatles, les Rolling Stones, etc.). Elle a aussi ses propres malaises et ses propres revendications (notamment en matière de liberté sexuelle) que les pouvoirs publics et le monde adulte tardent à comprendre.
Au plan religieux, la France, encore très catholique, vient de suivre avec passion le Concile de Vatican II, qui a profondément rénové mais aussi ébranlé le catholicisme traditionnel, et surtout les mouvements d'action catholique. En particulier, les Scouts de France représentant à l'époque une part non négligeable des jeunes chrétiens, ont modifié les rapports hiérarchiques dans leurs structures, remettant en cause à partir de 1964, un modèle de type militaire et introduisant la collégialité des décisions au sein des équipes. La Jeunesse étudiante chrétienne en ébullition doit être reprise en main par la hiérarchie dès 1964. Le mouvement des prêtres-ouvriers, dont la condamnation est levée en 1965, reprend son essor. Beaucoup de chrétiens se préoccupent de rénover les relations des fidèles aux autorités religieuses, de revisiter les pratiques et les dogmes, voire de concilier foi et révolution.
Sur le plan sociologique, la dynamique de groupe s'est répandue pendant les années 1960 dans les formations des responsables de toutes les organisations et des entreprises. La mode est au débat.
Mais les clivages sociaux sont encore extrêmement rigides. 92 % des étudiants viennent encore de la bourgeoisie. Le paternalisme autoritaire est omniprésent. On commence à ouvrir des lycées « mixtes », mais beaucoup d'établissements scolaires sont encore réservés aux garçons ou aux filles seulement. Les filles ne sont pas autorisées à porter le pantalon. Il est impossible de fumer dans un établissement ou, dans les universités, d'accéder pour les hommes aux internats de filles.
La France a autorisé l'usage de la pilule contraceptive dès 1967, mais elle est encore peu répandue. L'éducation n'a pas encore connu de réformes structurelles et le décalage est criant entre les aspirations d'une jeunesse et les cadres moraux qu'ils ressentent comme dépassés.
Au plan philosophique, plusieurs auteurs ont eu une influence importante au moins sur une partie du mouvement, pendant et après : le freudo-marxiste Wilhelm Reich, dont le manifeste, La révolution sexuelle, est paru en 1936 ; le livre d'Herbert Marcuse L'Homme unidimensionnel, sous-titré Essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée, paru en France en 1964 puis réédité en 1968 ; le Traité de savoir vivre à l'usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem, paru en 1967 ; La Société du spectacle de Guy Debord, paru en 1967 ; et, plus tard, L'Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari, publié en 1972. À l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, le philosophe communiste Louis Althusser a formé une génération de penseurs marxistes-léninistes français, qui forment l'embryon des premières organisations maoïstes.
Cependant, peu des penseurs éminents de l'époque prendront part en personne au mouvement, dont l'explosion les surprendra autant que tout le monde. En général, ils seront initialement perplexes, réservés voire hostiles.
Une partie de la jeunesse radicalisée regarde avec fascination vers les mouvements révolutionnaires du Tiers-Monde : Che Guevara, Fidel Castro, Ho Chi Minh servent de modèle, tandis que l'irruption sur la scène chinoise des jeunes gardes rouges donnent l'impression que la jeunesse en tant que telle peut avoir un pouvoir politique dans la société et remettre en cause l'autorité des adultes et des pouvoirs. On suit aussi attentivement les luttes menées aux États-Unis par le mouvement d'émancipation des Noirs, ou encore par les sit-in et les diverses recherches du mouvement hippie et étudiant (Berkeley). En avril 1968, des incidents retentissants opposent étudiants du Mouvement des étudiants allemands socialistes (Sozialistischer Deutscher Studentenbund) et autorités ouest-allemandes. Le caractère international de ces mouvements permet de replacer les événements français au sein d'une dynamique mondiale.
Jean-Paul_Sartre
Le mouvement du 22-Mars, prenant le relais de la contestation menée par de petits groupes tels les anarchistes, les situationnistes et les enragés de René Riesel, se fait connaître ce jour-là en occupant un étage de la tour administrative de la faculté de Nanterre. Sa principale revendication est la protestation contre des arrestations opérées quelques jours plus tôt lors des manifestations contre la guerre du Viêt Nam. Le 2 mai 1968, une journée « anti-impérialiste » est organisée à l'Université de Nanterre, conduisant notamment à l'interruption d'un cours de René Rémond. Le doyen Pierre Grappin décide alors la fermeture administrative de la fac, ce qui provoque la diffusion du mouvement de contestation, dès le lendemain, au Quartier latin et à la Sorbonne, et le début, proprement dit, de mai 68.
Le mouvement est porteur d'un idéal politique très libéral au sens des libertés individuelles et très critique vis-à-vis de la société de consommation, de l'autoritarisme, de l'impérialisme. Le mouvement joue aussi de thèmes touchant à la vie de tous les jours, comme par exemple le droit d'accès pour les garçons aux résidences universitaires des filles.
Il n'y a pas eu à proprement parler de « figures de proue » du mouvement qui est demeuré « multiforme » et sans organisation centralisée. Certains sont cependant devenus, a posteriori, des emblèmes du mouvement même si leurs discours, singuliers, ne sauraient résumer la diversité d'opinions qui existaient au sein des masses et si, pour certains, ce discours postérieur a parfois consisté à réécrire les événements. Parmi eux, Serge July, Daniel Cohn-Bendit. L'écrivain Robert Merle, prix Goncourt 1949 et professeur d'anglais à la faculté de Nanterre, a consacré un roman entier à la journée du 22 mars et celles qui l'ont précédée. On y retrouve beaucoup de leaders de l'époque, ainsi qu'une bonne analyse des causes et rêves du mouvement[4]. Cet ouvrage, sur les événements, est bien complété par celui de Kristin Ross sur les discours qui ont été tenus sur Mai 68, de 1968 à nos jours.
Les causes de ce mouvement sont diverses. Les analyses historiques tournent à la fois autour de l'idée qu'une grande rigidité cloisonnait les relations humaines et les mœurs et de la constatation d'un début de dégradation des conditions matérielles après la période de reconstruction suivant la Seconde Guerre mondiale. À l'époque, de nombreux bidonvilles jouxtent la capitale notamment celui de Nanterre. Les étudiants qui se rendaient dans la faculté fraîchement construite découvrirent ce milieu, la pauvreté, la condition ouvrière. Le mécontentement naissant dans le milieu étudiant sera relayé par celui qui se profilait depuis plusieurs années dans le secteur ouvrier...
L'éclatement spontané de la crise prit complètement au dépourvu le pouvoir, ainsi que pratiquement toutes les organisations, partis et syndicats organisés. Le camp du pouvoir ne fut pas plus uni que celui de la contestation. Le Parti communiste français et son relais syndical, la CGT, refusèrent dans un premier temps de joindre leur cause à celle des étudiants vus comme « bourgeois » et a fortiori de leurs dirigeants d'inspiration libertaire ou issus des divers groupuscules « gauchistes ». Ceux-ci étaient souvent eux-mêmes divisés (maoïstes, trotskistes, etc.), dans sa frange la plus nombreuse, libertaire anti-léniniste, et incertains quant à l'attitude à avoir face au mouvement. Au sommet de l'État, la crise aggrava les divergences entre le général de Gaulle, peu compréhensif envers ce qu'il qualifie le 19 de « chienlit », et partisan d'une répression immédiate, et son Premier ministre, Georges Pompidou, qui préféra jouer la carte de la modération et de la compréhension pour mieux laisser le mouvement s'essouffler de lui-même. Les forces centristes et les gauches (Pierre Mendès France, François Mitterrand) tentèrent difficilement de canaliser vers la construction d'une alternative politique au régime gaullien, un mouvement largement indifférent à la question de la prise du pouvoir.
Le vendredi 3 mai, la cour de la Sorbonne est occupée par 400 manifestants qui tiennent meeting sans heurt particulier. Devant le risque d'une attaque des étudiants d'extrême droite (Occident, mouvement violent d'inspiration fasciste, annonce une marche sur l'établissement dans le but avoué d'une confrontation brutale), elle est évacuée par une intervention policière musclée : plusieurs centaines d'étudiants sont arrêtés, dont Jacques Sauvageot, le dirigeant de l'UNEF, principal syndicat étudiant. Cette intervention des forces de l'ordre à la Sorbonne, à la demande du recteur Jean Roche, sans préavis ni négociations, est très mal vécue par les étudiants, qui se pensaient protégés par le statut universitaire. Dès le 4 mai, le doyen de Nanterre, Pierre Grappin, ainsi que le doyen Marc Zamansky et l'ancien recteur Jean Capelle critiquent cette violation du sanctuaire universitaire. Le 6 mai, huit étudiants de Nanterre, dont Daniel Cohn-Bendit et René Riesel, sont convoqués par le rectorat en commission disciplinaire ; les professeurs de Nanterre Henri Lefebvre, Guy Michaud, Alain Touraine et Paul Ricœur les accompagnent alors en soutien.
Les étudiants réagissent aussitôt par des manifestations violentes contre les forces de l'ordre : jets de pavés, puis barricades. Ces manifestations reprennent ensuite à l'annonce de peines de prison pour les manifestants, pendant lesquelles commencent à fleurir les slogans libertaires.
Le président du SNEsup (syndicat des enseignants du supérieur), Alain Geismar, décide de soutenir les manifestants. Les membres du Parti communiste et de certaines organisations d'extrême gauche (maoïstes de l'UJC(ml), derrière Robert Linhart, AJS) sont d'abord pris de court : pour eux, la révolution est censée venir des ouvriers, et non des étudiants ; de plus, les revendications du mouvement du 22-Mars leur paraissent « puériles » et « petit-bourgeoises » et surtout « gauchistes ». Après un moment de flottement, ils essayent toutefois de gagner les ouvriers à cette « révolte ». La CGT, pour sa part, ne les suit pas et son secrétaire général de l'époque, Georges Séguy, s'en expliquera plus tard devant les médias : « Cohn-Bendit qui est-ce ? Sans doute faites-vous allusion à ce mouvement lancé à grand renfort de publicité qui, à nos yeux, n'a pas d'autre objectif que d'entraîner la classe ouvrière dans des aventures en s'appuyant sur le mouvement des étudiants ». Mais la base de ces organisations traditionnelles de gauche dépasse leurs responsables.
Dans la nuit du 10 au 11 mai, les étudiants occupant le Quartier latin dressent plusieurs dizaines de barricades qui sont finalement prises d'assaut dans la nuit par les CRS. On relève des centaines de blessés. Alain Krivine, ou Hervé Chabalier, de la JCR, Daniel Cohn-Bendit, de nombreux « vieux » de l'Union des étudiants communistes (UEC) (Alain Forner, André Sénik, Michel Butel, Serge July, Prisca Bachelet, Jean-Louis Péninou) ou de l'UNEF, René Riesel, Guy Debord de l'internationale situationniste etc., sont présents lors de ce soulèvement spontané. Face à la répression policière, la population (y compris les professeurs) a tendance depuis les premiers jours à prendre majoritairement fait et cause pour les étudiants. À l'aube, syndicats et partis appellent à une démonstration de solidarité pour le surlendemain. Le Centre catholique des intellectuels français (CCIF), dirigé par René Rémond, qui, en voyage en Italie, délègue ses pouvoirs à Jean-Marie Mayeur, s'abstient prudemment de toute déclaration concernant l'agitation étudiante, ne condamnant ni ne soutenant le mouvement; le professeur d'histoire Pierre Riché compare celui-ci aux contestations étudiantes du XIIIe siècle. Les professeurs sont en effet divisés : à Nanterre, Pierre Goubert, Claude Willard, François Billacois, Denise Grodzynski, Anne Zink, Simone Roux et Jean-Claude Hervé sont plutôt favorables aux revendications étudiantes, sinon à leur forme; François Crouzet, Frédéric Mauro, Jacques Heers, André Chastagnol ou François Caron s'y opposent.
Le 11 mai, de retour d'Afghanistan, le Premier ministre Georges Pompidou cède aux revendications du SNESup et de l'UNEF et ordonne la réouverture des universités.
Le lundi 13 mai, une immense manifestation traverse Paris. Le syndicat CFDT parle d'un million de manifestants. La préfecture de police n'en concède même pas deux cent mille.
Les syndicats, avec en tête la CGT, espèrent, avec cette manifestation symbolique, empêcher que les troubles dans le milieu universitaire ne contaminent les ouvriers ; ils voient d'un mauvais œil la montée en puissance de ce mouvement spontané et incontrôlable par eux et qui n'obéit pas aux slogans habituels. Finalement, l'enterrement espéré par les syndicats va déboucher sur une crise qui va devenir politique et sociale, à la suite de la politisation de la Sorbonne, rouverte sur ordre de Pompidou, qui se transforme en université populaire et va devenir, de façon éphèmère, le foyer central de la contestation, mais surtout à partir du débrayage général qui commence le 14 mai à l'usine Sud-Aviation à Bouguenais puis va s'étendre petit à petit à tout le pays. L'appel également lancé de la Sorbonne le 16 mai par le comité d'occupation pour l'occupation immédiate de toutes les usines en France et la formation des conseils ouvriers suscite les craintes des autorités (communiqué de 19 heures de Pompidou).
Le chef de l'État, le général de Gaulle, en voyage officiel en Roumanie du 14 au 19 mai, n'accorde initialement pas beaucoup d'attention à ces manifestations. Il laisse son Premier ministre Georges Pompidou s'en occuper : on dira de lui plus tard que « rares sont les hommes politiques, tel M. Pompidou, pour encaisser à ce point pendant les insultes ». Celui-ci a interrompu le 12 un autre voyage officiel en Afghanistan pour faire face à la situation. Il exige que les forces de police quittent la Sorbonne, afin de calmer la situation. On croit alors qu'il tergiverse et cède mais en réalité ce mouvement est tactique : il espère que les excès des étudiants déconsidéreront leur mouvement au regard de l'opinion (lettre citée par Raymond Aron dans ses Mémoires, p. 667). Sceptique face à cette ligne de modération tactique, de Gaulle reste pour l'heure à l'écart, en se réservant la possibilité d'intervenir si besoin.
Sans mot d'ordre aucun, et à la surprise des responsables de chaque camp, la grève générale symbolique prévue pour le 13 mai ne s'arrête pas à ce jour-là. Le mouvement ne fait au contraire que s'étendre rapidement dans le courant du mois : c'est la première grève générale sauvage de l'Histoire. C'est aussi la première fois qu'une grève générale paralyse un pays parvenu au stade de la société de consommation.
Des grèves et occupations d'usine spontanées se multiplient donc jusqu'à la mi-mai. La première a lieu à l'usine Sud-Aviation Bouguenais (44) le 14 mai avec 2 682 salariés. Le 22 mai, dix millions de salariés ne travaillent pas (en grève ou empêchés de travailler). Les syndicats débordés dans le déclenchement de cette grève surprise reprennent petit à petit la tête du mouvement. L'acceptation par les « grévistes sauvages » de l'autorité de leurs syndicats de tutelle va immobiliser la grève dans une situation de statu quo qui va perdurer jusqu'au 30 mai. De la sorte, les portes des usines se referment devant les manifestations des étudiants venus défiler à Billancourt, au grand dam des « gauchistes » qui rêvent d'une union sacrée entre intellectuels et ouvriers. Mais les ouvriers eux-mêmes se méfient de ces étudiants gauchistes qu'ils identifient à la classe montante de leurs dirigeants actuels. Cependant, les syndicats, par cette action, n'isolent pas seulement les ouvriers des influences « petites-bourgeoises » des étudiants mais aussi des autres travailleurs d'autres entreprises et empêchent, de la sorte, qu'ils se reconnaissent ainsi des intérêts communs dans cette lutte. Quoi qu'il en soit, leurs revendications du moment ne peuvent en aucun cas être alignées sur les revendications typiques des grèves classiques lancées par la CGT ou la CFDT. Certaines restent, certes, traditionnelles par certains côtés (augmentation des salaires, meilleures conditions de travail) mais d'autres sont nouvelles : il s'agit en effet de revendications qualitatives (autonomie, responsabilité du salarié, forme de cogestion des entreprises, etc.)
Dans tout le pays, la parole se libère et devient pour quelques semaines la raison d'être des Français. Enthousiasmé ou catastrophé, dubitatif ou méditatif, chacun selon sa sensibilité participe ou observe. Des dialogues intenses se nouent dans les rues, entre inconnus, et à travers les générations.
L'un des symboles de ces lieux de débats est le théâtre de l'Odéon à Paris où l'on peut entendre s'affronter, dans des débats pris très au sérieux jour et nuit, quelques syndicalistes délégués de chez Renault, des ménagères du quartier, des étudiants, un groupe de jeunes de droite de Neuilly-sur-Seine venus en touristes, un autre groupe de lycéens d'une banlieue ouvrière, autres touristes, tel ou tel artiste célèbre, des professeurs, un conseiller municipal aux abois, un ou deux cadres d'entreprise catastrophés, pendant que dans les coulisses du théâtre, quelques échevelés de la libération sexuelle se livrent à des ébats spontanés et sans intimité.
À tout moment dans tel ou tel lieu de France, un militant de telle ou telle organisation, plus ou moins rompu à la dynamique de groupe en vogue, s'impose pour faire voter une « motion » en « assemblée générale » qui se perd dans un flot de tracts et achève parfois sa course dans un article de presse, si un journal peut paraître, suivant le destin d'une bouteille à la mer lancée à Maubeuge et ouverte dans l'Île de la Cité. On découvrira des attitudes personnelles surprenantes, comme celle du député Valéry Giscard d'Estaing allant seul à l'aube à la rencontre des ouvriers de Billancourt qui occupent leur usine. De son côté, Jacques Chirac est mandaté par Pompidou pour aller rencontrer clandestinement les syndicats afin de préparer les futures négociations, les syndicats étant, il est vrai, les seuls à encore tenir à peu près le pays alors que l'autorité de l'État est devenue pratiquement inexistante, et le gouvernement de l'Élysée complètement fantoche (témoignage de Michel Jobert). Henri Krasucki est rappelé, un soir, à son domicile par Chirac pour aller récupérer une manifestation qui se dirige dangereusement vers l'Élysée.
Début mai, Jean Schalit, ex-dirigeant de l'Union des étudiants communistes (UEC) qui avait rénové son organe de presse, Clarté, fonde le journal Action, auquel participent Reiser, Siné, Wolinski, ainsi que Guy Hocquenghem, André Glucksmann, Bernard Kouchner... D'hebdo, celui-ci devient rapidement quotidien, tirant jusqu'à cent mille exemplaires qui sont vendus dans la rue.
Les situationnistes se retirent de la Sorbonne le 17 mai après avoir constaté l'impossibilité de faire respecter la démocratie directe qu'ils avaient tenté d'instaurer par le comité d'occupation élu et s'en vont créer le conseil pour le mouvement des occupations rue d'Ulm pour tenter de susciter l'auto-organisation du prolétariat ouvrier dans les usines qu'ils appellent de leurs vœux. Les différents léninistes (JCR notamment) présents s'emparent alors du pouvoir de la Sorbonne qu'ils ne lâcheront plus jusqu'à son évacuation au mois de juin après la défaite de la grève.
Les événements superposèrent essentiellement un mouvement étudiant et un mouvement ouvrier tous deux d'exceptionnelle ampleur. Au-delà de revendications matérielles ou salariales, et de la remise en cause du régime gaullien installé depuis 1958, ils virent se déployer une contestation multiforme de tous les types d'autorité. Une partie active du mouvement lycéen et étudiant revendiqua notamment la « libéralisation des mœurs », et au-delà, contesta la « vieille Université », la société de consommation, le capitalisme et la plupart des institutions et valeurs traditionnelles.
Le « Mai français » s'inscrit par ailleurs dans un ensemble d'événements dans les milieux étudiants et ouvriers d'un grand nombre de pays. Il ne se comprend pas sans ce contexte d'ébullition générale de part et d’autre du Rideau de fer, notamment en Allemagne, en Italie, aux États-Unis, au Japon, au Mexique et au Brésil, sans oublier la Tchécoslovaquie du printemps de Prague ou la Chine de la Révolution culturelle.
En France, ces événements prennent cependant une coloration particulière car d'importantes manifestations d'étudiants sont rejointes à partir du 13 mai 1968 par la plus importante grève générale de la Ve République, dépassant celle survenue en juin 1936 lors du Front populaire. Elle paralyse complètement le pays pendant plusieurs semaines et s'accompagne d'une recherche effrénée de prise de parole, d'une frénésie de discussions, de débats, d'assemblées générales, de réunions informelles dans la rue, à l'intérieur des organismes, des entreprises, des administrations, des lycées et des universités, des théâtres, des maisons de jeunes ou encore des maisons de la culture.
Explosion souvent confuse et complexe, parfois violente, plus souvent encore ludique et festive, Mai 68 apparaît comme un moment d'illusion révolutionnaire lyrique, de foi ardente et utopique en la possibilité d'une transformation radicale de la vie et du monde. Ce que refléta notamment une prolifération de graffiti et de slogans imaginatifs : « Sous les pavés, la plage », « Il est interdit d'interdire », « Jouissez sans entraves », « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi », « La vie est ailleurs », « Soyez réalistes, demandez l'impossible », « Marx est mort, Dieu aussi, et moi-même je ne me sens pas très bien », « Élections, piège à cons », etc.
Parfois qualifiée de « révolution manquée », et malgré le large recours à la rhétorique et aux symboles des révolutions françaises précédentes — barricades, drapeaux rouge et noir —, Mai 68 ne vit en réalité aucune tentative de putsch ni de guerre civile, bien que plusieurs organisations et mouvances révolutionnaires, communistes et anarchistes, aient lutté activement dans le mouvement et participé à son organisation.
Les historiens divisent classiquement le déroulement de Mai 68 en trois phases, une « période étudiante » (3-13 mai), une « période sociale » (13-26 mai) et une « période politique » (27-30 mai).
Avant comme après le rejet par la base, le 27 mai, des accords de Grenelle, négociés par le premier ministre français, Georges Pompidou avec les syndicats, Charles de Gaulle apparaît dépassé par les événements. Après sa disparition-surprise de 24 heures le 29 mai, il revient de Baden-Baden et reprend l'initiative en décrétant le 30 la dissolution de l'Assemblée nationale.
La lassitude et le retournement de l'opinion publique, initialement favorable au mouvement, amènent un raz-de-marée gaulliste aux élections anticipées du 30 juin. Les grèves cessent progressivement courant juin, et les hauts-lieux de la contestation, tels que la Sorbonne et l'Odéon à Paris, sont évacués par la police.
Mai 68 a suscité, dès l'époque, de nombreuses controverses et interprétations divergentes sur sa nature, sur ses causes, comme sur ses héritages. Il s'est prolongé, en ouvrant la voie aux nouvelles formes de contestations et de mobilisations des années 1970 tel que l'(autogestion, l'écologie politique, le mouvements féministes, la décentralisation, le « retour à la terre », le réveil des cultures provinciales, etc.
Sans débouché politique, l'événement a eu un impact considérable sur le plan social et surtout culturel, en étant à l'origine de nombreux acquis sociaux et de nombreuses réformes sociétales des années suivantes.
Paradoxalement, la crise de mai 68 survient au terme d'une décennie de prospérité inégalée. Au plan économique, c'est l'apogée des « Trente Glorieuses ». La société de consommation s'est installée dans les mœurs, sans que l'on prenne vraiment conscience de toutes ses implications ni des déséquilibres mondiaux qui se développent.
Cependant, depuis quelques mois, voire une année, des symptômes importants d'une détérioration de la situation économique française ont fait leur apparition. Le nombre de chômeurs s'accroît régulièrement : début 1968, ils sont déjà près de 500 000. Les jeunes se trouvaient les premiers touchés et en 1967, le gouvernement doit créer l'ANPE. La grande grève des mineurs de 1963 a signalé le malaise d'un monde de la mine qui vit ses dernières années avant le début d'une crise fatale. Un nombre important de grèves se tiennent aussi entre 1966 et 1967, en région parisienne comme en province. Deux millions de travailleurs sont payés au SMIG et se sentent exclus de la prospérité, dont beaucoup d'OS des usines, de femmes ou de travailleurs immigrés. Les salaires réels commencent à baisser et les travailleurs s'inquiètent pour leurs conditions de travail. Les syndicats s'opposent ainsi aux ordonnances de 1967 sur la Sécurité sociale. Des bidonvilles existent encore, dont le plus célèbre est celui de Nanterre, directement sous les yeux des étudiants.
Même les catégories les plus privilégiées ne sont pas sans motifs d'inquiétude : la massification de l'enseignement supérieur a entraîné sur les campus d'innombrables problèmes de locaux, de manque de matériel, de transports. En 1967-1968, le gouvernement reparle aussi de sélection, ce qui inquiète les étudiants.
Au plan politique, le mouvement survient en une période d'usure de la République gaullienne, en place depuis 1958. En 1965, lors de la première élection présidentielle au suffrage universel direct tenue depuis 1848, le général de Gaulle a été mis en ballottage par François Mitterrand à la surprise générale. Aux élections législatives de 1967, sa majorité à l'Assemblée nationale se réduit à un seul siège. Les centristes tels Valéry Giscard d'Estaing assortissent de réserves critiques leur soutien au pouvoir (le « oui, mais » de 1967). Les démocrates-chrétiens tels Jean Lecanuet restent hostiles. La droite extrême et l'extrême droite ne pardonnent pas au général le procès de Vichy ni l'« abandon » de l'Algérie française. Les gaullistes s'irritent du maintien à Matignon de Georges Pompidou, jugé trop conservateur. Quant à ce dernier, une sourde rivalité l'oppose depuis 1965 au général de Gaulle, dont il lorgne en silence la succession. Le 13 mai 1968, le slogan « Dix ans, ça suffit ! » traduira dans les défilés une certaine lassitude de l'opinion.
De Gaulle était arrivé au pouvoir en mai 1958 en jouant habilement de circonstances exceptionnelles (en apparaissant comme un recours après l'émeute du 13 mai et la prise du pouvoir par l'armée à Alger). De ce fait, aux yeux de ses opposants, la légitimité de son régime reste fortement entachée par les soupçons d'un « coup d'État » originel. En dépit des succès du pouvoir (fin de la guerre d'Algérie et de la décolonisation, résorption de la crise économique, monétaire et financière, croissance soutenue) et de l'acclimatation progressive d'une constitution renforçant le pouvoir exécutif (régime semi-présidentiel, renforcé par l'élection du président de la république au suffrage universel direct et le recours aux référendums), ses pratiques autoritaires suscitent une critique croissante. Ainsi l'ORTF, détentrice du monopole de l'audiovisuel, se fait ouvertement le relais de la propagande officielle. À Paris, le préfet Maurice Papon, responsable des tueries du 17 octobre 1961 et du métro Charonne quelques années plus tôt à peine, n'a été remplacé qu'en 1967 par Maurice Grimaud, lettré humaniste venu de la gauche mendésiste. D'autre part, à 78 ans, la politique extérieure de prestige de Charles de Gaulle et son nationalisme ne répondent pas nécessairement aux attentes plus matérielles, culturelles et sociales de la majorité des Français. En avril 1968, un célèbre éditorial de Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde constate que « la France s'ennuie », reprenant le constat prophétique de Lamartine sous le gouvernement Guizot quelques années avant la révolution de 1848.
Le Parti communiste français, de loin la première force de gauche, peine à se déstaliniser et a de fait cessé depuis longtemps de poursuivre des objectifs révolutionnaires. Les bureaucraties sclérosées d'URSS et d'Europe de l'Est répugnent les jeunes militants d'extrême gauche, dont le modèle se situe désormais plutôt du côté de Cuba ou de la Chine populaire.
Parallèlement, les gauches non-communistes ne parviennent pas à sortir de leurs divisions et de leurs discrédits. Aussi un espace est-il ouvert pour que des groupes « gauchistes » se multiplient, en marge des grandes organisations officielles (trotskistes, prochinois, etc.). La politisation et l'agitation sont entretenues dans la jeunesse par exemple par les comités Viêtnam, formés majoritairement de lycéens et étudiants, qui dénoncent « l'impérialisme américain » visible par la guerre du Viêt Nam. La guerre froide fait aussi naître des idées antinucléaires.
Daniel-Cohn-Bendit
Mai 68 ne se comprend que dans un monde en rapide mutation. L'accélération de l'exode rural et de l'urbanisation, l'augmentation considérable du niveau de vie, la massification de l'éducation nationale et de l'Université, l'avènement de la culture des loisirs, du spectacle et des mass média, représentent des changements accélérés et sans précédents en moins d'une génération. Les années 1960 sont aussi celles de l'affirmation de la jeunesse en tant que catégorie socio-culturelle et politique à part entière. En particulier, la jeunesse a maintenant sa propre culture, avec une presse qui lui est destinée (Actuel ! , Hara-Kiri ! ), des émissions de radio très suivies (Salut les copains ! ) ou ses chanteurs attitrés (les Beatles, les Rolling Stones, etc.). Elle a aussi ses propres malaises et ses propres revendications (notamment en matière de liberté sexuelle) que les pouvoirs publics et le monde adulte tardent à comprendre.
Au plan religieux, la France, encore très catholique, vient de suivre avec passion le Concile de Vatican II, qui a profondément rénové mais aussi ébranlé le catholicisme traditionnel, et surtout les mouvements d'action catholique. En particulier, les Scouts de France représentant à l'époque une part non négligeable des jeunes chrétiens, ont modifié les rapports hiérarchiques dans leurs structures, remettant en cause à partir de 1964, un modèle de type militaire et introduisant la collégialité des décisions au sein des équipes. La Jeunesse étudiante chrétienne en ébullition doit être reprise en main par la hiérarchie dès 1964. Le mouvement des prêtres-ouvriers, dont la condamnation est levée en 1965, reprend son essor. Beaucoup de chrétiens se préoccupent de rénover les relations des fidèles aux autorités religieuses, de revisiter les pratiques et les dogmes, voire de concilier foi et révolution.
Sur le plan sociologique, la dynamique de groupe s'est répandue pendant les années 1960 dans les formations des responsables de toutes les organisations et des entreprises. La mode est au débat.
Mais les clivages sociaux sont encore extrêmement rigides. 92 % des étudiants viennent encore de la bourgeoisie. Le paternalisme autoritaire est omniprésent. On commence à ouvrir des lycées « mixtes », mais beaucoup d'établissements scolaires sont encore réservés aux garçons ou aux filles seulement. Les filles ne sont pas autorisées à porter le pantalon. Il est impossible de fumer dans un établissement ou, dans les universités, d'accéder pour les hommes aux internats de filles.
La France a autorisé l'usage de la pilule contraceptive dès 1967, mais elle est encore peu répandue. L'éducation n'a pas encore connu de réformes structurelles et le décalage est criant entre les aspirations d'une jeunesse et les cadres moraux qu'ils ressentent comme dépassés.
Au plan philosophique, plusieurs auteurs ont eu une influence importante au moins sur une partie du mouvement, pendant et après : le freudo-marxiste Wilhelm Reich, dont le manifeste, La révolution sexuelle, est paru en 1936 ; le livre d'Herbert Marcuse L'Homme unidimensionnel, sous-titré Essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée, paru en France en 1964 puis réédité en 1968 ; le Traité de savoir vivre à l'usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem, paru en 1967 ; La Société du spectacle de Guy Debord, paru en 1967 ; et, plus tard, L'Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari, publié en 1972. À l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, le philosophe communiste Louis Althusser a formé une génération de penseurs marxistes-léninistes français, qui forment l'embryon des premières organisations maoïstes.
Cependant, peu des penseurs éminents de l'époque prendront part en personne au mouvement, dont l'explosion les surprendra autant que tout le monde. En général, ils seront initialement perplexes, réservés voire hostiles.
Une partie de la jeunesse radicalisée regarde avec fascination vers les mouvements révolutionnaires du Tiers-Monde : Che Guevara, Fidel Castro, Ho Chi Minh servent de modèle, tandis que l'irruption sur la scène chinoise des jeunes gardes rouges donnent l'impression que la jeunesse en tant que telle peut avoir un pouvoir politique dans la société et remettre en cause l'autorité des adultes et des pouvoirs. On suit aussi attentivement les luttes menées aux États-Unis par le mouvement d'émancipation des Noirs, ou encore par les sit-in et les diverses recherches du mouvement hippie et étudiant (Berkeley). En avril 1968, des incidents retentissants opposent étudiants du Mouvement des étudiants allemands socialistes (Sozialistischer Deutscher Studentenbund) et autorités ouest-allemandes. Le caractère international de ces mouvements permet de replacer les événements français au sein d'une dynamique mondiale.
Jean-Paul_Sartre
Le mouvement du 22-Mars, prenant le relais de la contestation menée par de petits groupes tels les anarchistes, les situationnistes et les enragés de René Riesel, se fait connaître ce jour-là en occupant un étage de la tour administrative de la faculté de Nanterre. Sa principale revendication est la protestation contre des arrestations opérées quelques jours plus tôt lors des manifestations contre la guerre du Viêt Nam. Le 2 mai 1968, une journée « anti-impérialiste » est organisée à l'Université de Nanterre, conduisant notamment à l'interruption d'un cours de René Rémond. Le doyen Pierre Grappin décide alors la fermeture administrative de la fac, ce qui provoque la diffusion du mouvement de contestation, dès le lendemain, au Quartier latin et à la Sorbonne, et le début, proprement dit, de mai 68.
Le mouvement est porteur d'un idéal politique très libéral au sens des libertés individuelles et très critique vis-à-vis de la société de consommation, de l'autoritarisme, de l'impérialisme. Le mouvement joue aussi de thèmes touchant à la vie de tous les jours, comme par exemple le droit d'accès pour les garçons aux résidences universitaires des filles.
Il n'y a pas eu à proprement parler de « figures de proue » du mouvement qui est demeuré « multiforme » et sans organisation centralisée. Certains sont cependant devenus, a posteriori, des emblèmes du mouvement même si leurs discours, singuliers, ne sauraient résumer la diversité d'opinions qui existaient au sein des masses et si, pour certains, ce discours postérieur a parfois consisté à réécrire les événements. Parmi eux, Serge July, Daniel Cohn-Bendit. L'écrivain Robert Merle, prix Goncourt 1949 et professeur d'anglais à la faculté de Nanterre, a consacré un roman entier à la journée du 22 mars et celles qui l'ont précédée. On y retrouve beaucoup de leaders de l'époque, ainsi qu'une bonne analyse des causes et rêves du mouvement[4]. Cet ouvrage, sur les événements, est bien complété par celui de Kristin Ross sur les discours qui ont été tenus sur Mai 68, de 1968 à nos jours.
Les causes de ce mouvement sont diverses. Les analyses historiques tournent à la fois autour de l'idée qu'une grande rigidité cloisonnait les relations humaines et les mœurs et de la constatation d'un début de dégradation des conditions matérielles après la période de reconstruction suivant la Seconde Guerre mondiale. À l'époque, de nombreux bidonvilles jouxtent la capitale notamment celui de Nanterre. Les étudiants qui se rendaient dans la faculté fraîchement construite découvrirent ce milieu, la pauvreté, la condition ouvrière. Le mécontentement naissant dans le milieu étudiant sera relayé par celui qui se profilait depuis plusieurs années dans le secteur ouvrier...
L'éclatement spontané de la crise prit complètement au dépourvu le pouvoir, ainsi que pratiquement toutes les organisations, partis et syndicats organisés. Le camp du pouvoir ne fut pas plus uni que celui de la contestation. Le Parti communiste français et son relais syndical, la CGT, refusèrent dans un premier temps de joindre leur cause à celle des étudiants vus comme « bourgeois » et a fortiori de leurs dirigeants d'inspiration libertaire ou issus des divers groupuscules « gauchistes ». Ceux-ci étaient souvent eux-mêmes divisés (maoïstes, trotskistes, etc.), dans sa frange la plus nombreuse, libertaire anti-léniniste, et incertains quant à l'attitude à avoir face au mouvement. Au sommet de l'État, la crise aggrava les divergences entre le général de Gaulle, peu compréhensif envers ce qu'il qualifie le 19 de « chienlit », et partisan d'une répression immédiate, et son Premier ministre, Georges Pompidou, qui préféra jouer la carte de la modération et de la compréhension pour mieux laisser le mouvement s'essouffler de lui-même. Les forces centristes et les gauches (Pierre Mendès France, François Mitterrand) tentèrent difficilement de canaliser vers la construction d'une alternative politique au régime gaullien, un mouvement largement indifférent à la question de la prise du pouvoir.
Le vendredi 3 mai, la cour de la Sorbonne est occupée par 400 manifestants qui tiennent meeting sans heurt particulier. Devant le risque d'une attaque des étudiants d'extrême droite (Occident, mouvement violent d'inspiration fasciste, annonce une marche sur l'établissement dans le but avoué d'une confrontation brutale), elle est évacuée par une intervention policière musclée : plusieurs centaines d'étudiants sont arrêtés, dont Jacques Sauvageot, le dirigeant de l'UNEF, principal syndicat étudiant. Cette intervention des forces de l'ordre à la Sorbonne, à la demande du recteur Jean Roche, sans préavis ni négociations, est très mal vécue par les étudiants, qui se pensaient protégés par le statut universitaire. Dès le 4 mai, le doyen de Nanterre, Pierre Grappin, ainsi que le doyen Marc Zamansky et l'ancien recteur Jean Capelle critiquent cette violation du sanctuaire universitaire. Le 6 mai, huit étudiants de Nanterre, dont Daniel Cohn-Bendit et René Riesel, sont convoqués par le rectorat en commission disciplinaire ; les professeurs de Nanterre Henri Lefebvre, Guy Michaud, Alain Touraine et Paul Ricœur les accompagnent alors en soutien.
Les étudiants réagissent aussitôt par des manifestations violentes contre les forces de l'ordre : jets de pavés, puis barricades. Ces manifestations reprennent ensuite à l'annonce de peines de prison pour les manifestants, pendant lesquelles commencent à fleurir les slogans libertaires.
Le président du SNEsup (syndicat des enseignants du supérieur), Alain Geismar, décide de soutenir les manifestants. Les membres du Parti communiste et de certaines organisations d'extrême gauche (maoïstes de l'UJC(ml), derrière Robert Linhart, AJS) sont d'abord pris de court : pour eux, la révolution est censée venir des ouvriers, et non des étudiants ; de plus, les revendications du mouvement du 22-Mars leur paraissent « puériles » et « petit-bourgeoises » et surtout « gauchistes ». Après un moment de flottement, ils essayent toutefois de gagner les ouvriers à cette « révolte ». La CGT, pour sa part, ne les suit pas et son secrétaire général de l'époque, Georges Séguy, s'en expliquera plus tard devant les médias : « Cohn-Bendit qui est-ce ? Sans doute faites-vous allusion à ce mouvement lancé à grand renfort de publicité qui, à nos yeux, n'a pas d'autre objectif que d'entraîner la classe ouvrière dans des aventures en s'appuyant sur le mouvement des étudiants ». Mais la base de ces organisations traditionnelles de gauche dépasse leurs responsables.
Dans la nuit du 10 au 11 mai, les étudiants occupant le Quartier latin dressent plusieurs dizaines de barricades qui sont finalement prises d'assaut dans la nuit par les CRS. On relève des centaines de blessés. Alain Krivine, ou Hervé Chabalier, de la JCR, Daniel Cohn-Bendit, de nombreux « vieux » de l'Union des étudiants communistes (UEC) (Alain Forner, André Sénik, Michel Butel, Serge July, Prisca Bachelet, Jean-Louis Péninou) ou de l'UNEF, René Riesel, Guy Debord de l'internationale situationniste etc., sont présents lors de ce soulèvement spontané. Face à la répression policière, la population (y compris les professeurs) a tendance depuis les premiers jours à prendre majoritairement fait et cause pour les étudiants. À l'aube, syndicats et partis appellent à une démonstration de solidarité pour le surlendemain. Le Centre catholique des intellectuels français (CCIF), dirigé par René Rémond, qui, en voyage en Italie, délègue ses pouvoirs à Jean-Marie Mayeur, s'abstient prudemment de toute déclaration concernant l'agitation étudiante, ne condamnant ni ne soutenant le mouvement; le professeur d'histoire Pierre Riché compare celui-ci aux contestations étudiantes du XIIIe siècle. Les professeurs sont en effet divisés : à Nanterre, Pierre Goubert, Claude Willard, François Billacois, Denise Grodzynski, Anne Zink, Simone Roux et Jean-Claude Hervé sont plutôt favorables aux revendications étudiantes, sinon à leur forme; François Crouzet, Frédéric Mauro, Jacques Heers, André Chastagnol ou François Caron s'y opposent.
Le 11 mai, de retour d'Afghanistan, le Premier ministre Georges Pompidou cède aux revendications du SNESup et de l'UNEF et ordonne la réouverture des universités.
Le lundi 13 mai, une immense manifestation traverse Paris. Le syndicat CFDT parle d'un million de manifestants. La préfecture de police n'en concède même pas deux cent mille.
Les syndicats, avec en tête la CGT, espèrent, avec cette manifestation symbolique, empêcher que les troubles dans le milieu universitaire ne contaminent les ouvriers ; ils voient d'un mauvais œil la montée en puissance de ce mouvement spontané et incontrôlable par eux et qui n'obéit pas aux slogans habituels. Finalement, l'enterrement espéré par les syndicats va déboucher sur une crise qui va devenir politique et sociale, à la suite de la politisation de la Sorbonne, rouverte sur ordre de Pompidou, qui se transforme en université populaire et va devenir, de façon éphèmère, le foyer central de la contestation, mais surtout à partir du débrayage général qui commence le 14 mai à l'usine Sud-Aviation à Bouguenais puis va s'étendre petit à petit à tout le pays. L'appel également lancé de la Sorbonne le 16 mai par le comité d'occupation pour l'occupation immédiate de toutes les usines en France et la formation des conseils ouvriers suscite les craintes des autorités (communiqué de 19 heures de Pompidou).
Le chef de l'État, le général de Gaulle, en voyage officiel en Roumanie du 14 au 19 mai, n'accorde initialement pas beaucoup d'attention à ces manifestations. Il laisse son Premier ministre Georges Pompidou s'en occuper : on dira de lui plus tard que « rares sont les hommes politiques, tel M. Pompidou, pour encaisser à ce point pendant les insultes ». Celui-ci a interrompu le 12 un autre voyage officiel en Afghanistan pour faire face à la situation. Il exige que les forces de police quittent la Sorbonne, afin de calmer la situation. On croit alors qu'il tergiverse et cède mais en réalité ce mouvement est tactique : il espère que les excès des étudiants déconsidéreront leur mouvement au regard de l'opinion (lettre citée par Raymond Aron dans ses Mémoires, p. 667). Sceptique face à cette ligne de modération tactique, de Gaulle reste pour l'heure à l'écart, en se réservant la possibilité d'intervenir si besoin.
Sans mot d'ordre aucun, et à la surprise des responsables de chaque camp, la grève générale symbolique prévue pour le 13 mai ne s'arrête pas à ce jour-là. Le mouvement ne fait au contraire que s'étendre rapidement dans le courant du mois : c'est la première grève générale sauvage de l'Histoire. C'est aussi la première fois qu'une grève générale paralyse un pays parvenu au stade de la société de consommation.
Des grèves et occupations d'usine spontanées se multiplient donc jusqu'à la mi-mai. La première a lieu à l'usine Sud-Aviation Bouguenais (44) le 14 mai avec 2 682 salariés. Le 22 mai, dix millions de salariés ne travaillent pas (en grève ou empêchés de travailler). Les syndicats débordés dans le déclenchement de cette grève surprise reprennent petit à petit la tête du mouvement. L'acceptation par les « grévistes sauvages » de l'autorité de leurs syndicats de tutelle va immobiliser la grève dans une situation de statu quo qui va perdurer jusqu'au 30 mai. De la sorte, les portes des usines se referment devant les manifestations des étudiants venus défiler à Billancourt, au grand dam des « gauchistes » qui rêvent d'une union sacrée entre intellectuels et ouvriers. Mais les ouvriers eux-mêmes se méfient de ces étudiants gauchistes qu'ils identifient à la classe montante de leurs dirigeants actuels. Cependant, les syndicats, par cette action, n'isolent pas seulement les ouvriers des influences « petites-bourgeoises » des étudiants mais aussi des autres travailleurs d'autres entreprises et empêchent, de la sorte, qu'ils se reconnaissent ainsi des intérêts communs dans cette lutte. Quoi qu'il en soit, leurs revendications du moment ne peuvent en aucun cas être alignées sur les revendications typiques des grèves classiques lancées par la CGT ou la CFDT. Certaines restent, certes, traditionnelles par certains côtés (augmentation des salaires, meilleures conditions de travail) mais d'autres sont nouvelles : il s'agit en effet de revendications qualitatives (autonomie, responsabilité du salarié, forme de cogestion des entreprises, etc.)
Dans tout le pays, la parole se libère et devient pour quelques semaines la raison d'être des Français. Enthousiasmé ou catastrophé, dubitatif ou méditatif, chacun selon sa sensibilité participe ou observe. Des dialogues intenses se nouent dans les rues, entre inconnus, et à travers les générations.
L'un des symboles de ces lieux de débats est le théâtre de l'Odéon à Paris où l'on peut entendre s'affronter, dans des débats pris très au sérieux jour et nuit, quelques syndicalistes délégués de chez Renault, des ménagères du quartier, des étudiants, un groupe de jeunes de droite de Neuilly-sur-Seine venus en touristes, un autre groupe de lycéens d'une banlieue ouvrière, autres touristes, tel ou tel artiste célèbre, des professeurs, un conseiller municipal aux abois, un ou deux cadres d'entreprise catastrophés, pendant que dans les coulisses du théâtre, quelques échevelés de la libération sexuelle se livrent à des ébats spontanés et sans intimité.
À tout moment dans tel ou tel lieu de France, un militant de telle ou telle organisation, plus ou moins rompu à la dynamique de groupe en vogue, s'impose pour faire voter une « motion » en « assemblée générale » qui se perd dans un flot de tracts et achève parfois sa course dans un article de presse, si un journal peut paraître, suivant le destin d'une bouteille à la mer lancée à Maubeuge et ouverte dans l'Île de la Cité. On découvrira des attitudes personnelles surprenantes, comme celle du député Valéry Giscard d'Estaing allant seul à l'aube à la rencontre des ouvriers de Billancourt qui occupent leur usine. De son côté, Jacques Chirac est mandaté par Pompidou pour aller rencontrer clandestinement les syndicats afin de préparer les futures négociations, les syndicats étant, il est vrai, les seuls à encore tenir à peu près le pays alors que l'autorité de l'État est devenue pratiquement inexistante, et le gouvernement de l'Élysée complètement fantoche (témoignage de Michel Jobert). Henri Krasucki est rappelé, un soir, à son domicile par Chirac pour aller récupérer une manifestation qui se dirige dangereusement vers l'Élysée.
Début mai, Jean Schalit, ex-dirigeant de l'Union des étudiants communistes (UEC) qui avait rénové son organe de presse, Clarté, fonde le journal Action, auquel participent Reiser, Siné, Wolinski, ainsi que Guy Hocquenghem, André Glucksmann, Bernard Kouchner... D'hebdo, celui-ci devient rapidement quotidien, tirant jusqu'à cent mille exemplaires qui sont vendus dans la rue.
Les situationnistes se retirent de la Sorbonne le 17 mai après avoir constaté l'impossibilité de faire respecter la démocratie directe qu'ils avaient tenté d'instaurer par le comité d'occupation élu et s'en vont créer le conseil pour le mouvement des occupations rue d'Ulm pour tenter de susciter l'auto-organisation du prolétariat ouvrier dans les usines qu'ils appellent de leurs vœux. Les différents léninistes (JCR notamment) présents s'emparent alors du pouvoir de la Sorbonne qu'ils ne lâcheront plus jusqu'à son évacuation au mois de juin après la défaite de la grève.