« Vive le Québec libre ! » est une phrase prononcée par le président de la République française Charles de Gaulle, en visite officielle au Canada en 1967, à la fin d'un discours à Montréal le 24 juillet. Celui-ci déclencha la plus grave crise politique à ce jour entre le Canada et la France, car il semblait démontrer le soutien du président français aux indépendantistes québécois dont le parti, le Rassemblement pour l'indépendance nationale (RIN), avait justement pour slogan « Vive le Québec libre ! ». Incidemment, cet événement fit connaître le Québec à travers le monde.
Avant même son arrivée au Canada, le gouvernement fédéral canadien était préoccupé par la visite de Charles de Gaulle. Un an plus tôt, le gouvernement français avait rabroué le service funèbre du gouverneur général Georges Vanier. Vanier et sa femme Pauline étaient des amis personnels de Charles de Gaulle depuis 1940, quand il était en exil à Londres. Pauline Vanier avait dit avoir envoyé une note sur laquelle était écrit simplement « 1940 ». Le gouvernement de Lester Pearson était si préoccupé au sujet de l'intrusion de la France dans les affaires intérieures du Canada que le ministre du Conseil Paul Joseph James Martin a été envoyé pour rendre visite à De Gaulle à Paris.
Après une brève escale à Saint-Pierre-et-Miquelon le 20 juillet 1967, le général Charles de Gaulle débarqua à Québec du croiseur français Colbert, le 23 juillet pour un voyage de quelques jours au Québec et une journée prévue à Ottawa. À l'exception d'un bref passage du général de Gaulle à Montréal d'un retour d'un voyage aux États-Unis en 1960, c'est la première visite officielle d'un chef d'État français dans l'ancienne colonie. Ces retrouvailles symboliques franco-québécoises sont hautement importantes pour les deux pays, bien qu'avec de grandes réserves de la part du gouvernement fédéral canadien.
De Gaulle prononce un premier discours dans la ville de Québec, dans lequel il insiste sur l'identité commune des Français et des Québécois. Le lendemain, il emprunte le Chemin du Roy qui relie la ville de Québec à celle de Montréal. À chaque étape, il est salué comme un libérateur par une foule qui agite des pancartes sur lesquelles est inscrit : « France libre », « Québec libre », « Vive le Canada français ! ». Arrivé à Montréal, il est reçu par le maire Jean Drapeau et s'adresse du balcon de l'hôtel de ville à une foule débordante d'enthousiasme, terminant son discours par les mots célèbres : « Vive Montréal ! Vive le Québec ! Vive le Québec… libre ! Vive le Canada français et vive la France ! ».
Selon l'anecdote, rapportée dans les mémoires de ses principaux collaborateurs, mais également de son fils (l'amiral Philippe de Gaulle), il n'était alors pas prévu par les autorités montréalaises que le Général s'adressât à la foule ; au contraire le maire avait prévu une très conventionnelle adresse aux notables dans une simple salle de réception. Quelque peu étonné par le caractère étroit de ce programme, alors que la population réclame que le général puisse s'adresser à elle, De Gaulle voit un micro du balcon qui n'a pas été débranché. Il prend alors l'initiative de s'adresser directement aux Montréalais rassemblés devant l'hôtel de ville.
La célèbre phrase « Vive le Québec libre ! » prononcée à cette occasion par le général à la fin de son discours, n'est en fait pas, contrairement à une lecture étroite qui en est alors faite, un appel au soulèvement du Québec ou à l'indépendance politique. Il s'agit, de l'aveu même du général de Gaulle quelques mois plus tard, d'un geste plus destiné à saluer l'effort immense de modernisation économique et sociale que le gouvernement de l'Union nationale de son ami le premier ministre Daniel Johnson (et son prédécesseur du gouvernement libéral Jean Lesage) lors de la Révolution tranquille est en train entreprendre. D'autre part, le général de Gaulle, expert en politique internationale et fort de sa propre expérience, a pleinement conscience du fait qu'un appel de ce genre va contribuer à faire connaître le Québec hors du Canada et en particulier le caractère francophone de cette province canadienne, alors négligé par les autorités fédérales. « Cela fit gagner dix ans au Québec » écrivit-il plus tard. Au Québec même, personne ne s'y trompe, puisqu'autant les opposants que les soutiens de cette déclaration sont d'accord pour reconnaître son impact immense, à commencer par le rédacteur en chef fédéraliste du quotidien montréalais Le Devoir, Claude Ryan, qui dans un célèbre éditorial écrit que le général de Gaulle vient d'inscrire le Québec sur la carte du monde. En revanche, les Canadiens anglophones, et notamment le gouvernement fédéral d'Ottawa, sont choqués par cette déclaration prise au premier degré, pensant que le général de Gaulle a appelé à l'indépendance du Québec. Le général décide donc de quitter directement le Québec après ce voyage, sans passer par Ottawa qui était normalement l'étape finale de son séjour canadien. Plus symboliquement, le général de Gaulle a reconnu que cette déclaration, par son impact indéniable sur la reconnaissance internationale du Québec comme une entité linguistique et sociologique distincte, venait effacer la dette de la France à l'égard du Québec qui était représentée par l'abandon de la Nouvelle-France par la mère patrie en 1760.
Lorsque Daniel Johnson devient premier ministre du Québec en 1966, l'un de ses objectifs est de faire renouveler la Constitution canadienne dans un sens qui serait favorable au Québec et à ses intérêts. Sa victoire fragile à l'élection de juin 1966 (il l'a emporté de peu, avec moins de votes que le Parti libéral) est cependant un handicap pour plaider sa cause. L'appui d'un personnage international aussi prestigieux que de Gaulle pourrait lui être d'un précieux atout et c'est pourquoi, le 13 septembre 1966, il lui envoie officiellement une invitation à venir visiter l'Exposition universelle de 1967 (« Expo 67 ») qui doit avoir lieu à Montréal l'été suivant.
De Gaulle, qui avait déjà été invité par le gouvernement fédéral, a songé d'abord à refuser, car il ne voulait pas cautionner la Confédération canadienne dont on fêtait le centenaire la même année. Après quelque hésitation, il finit tout de même par accepter en février 1967. Comme il ne veut pas commencer sa visite par la capitale fédérale Ottawa, les gouvernements canadien et québécois acceptent qu'il remonte le fleuve Saint-Laurent à bord du croiseur français Colbert et qu'il débarque à Québec. Ce n'était pas une première, car le gouvernement canadien avait également accepté que le premier ministre du Japon débarque à Vancouver avant de se rendre dans la capitale fédérale.
Le 18 mai 1967, de Gaulle reçoit Johnson en visite officielle à l'Élysée. Le premier ministre du Québec lui demande alors son appui dans sa démarche pour renouveler la Constitution canadienne qui donnerait plus de pouvoirs au Québec. Ravi, de Gaulle accepte. Il y voit un moyen de donner un coup de main aux Canadiens français que la France a abandonnés au XVIIIe siècle.
L'itinéraire prévu est annoncé quelques semaines plus tard. De Gaulle débarquera à Québec le 23 juillet où il sera reçu par le gouverneur général Roland Michener et par Daniel Johnson. Le 24, il empruntera le Chemin du Roy en limousine pour faire le trajet Québec-Montréal. Six arrêts sont prévus : Donnacona, Sainte-Anne-de-la-Pérade, Trois-Rivières, Louiseville, Berthierville et Repentigny. À Montréal, il sera reçu officiellement à l'Hôtel de ville par le maire Jean Drapeau. La journée du 25 sera consacrée à la visite d'Expo 67. Ce n'est que le 26 qu'il doit se rendre à Ottawa où il rencontrera le premier ministre canadien Lester B. Pearson.
Le 15 juillet, de Gaulle embarque à bord du croiseur Colbert à Brest ; ce moyen de transport fut délibérément choisi pour lui permettre d'éviter le protocole qui commandait l'arrivée via la capitale fédérale, Ottawa, chose qu'il ne pouvait se résoudre à faire, ayant été invité par le premier ministre du Québec, Daniel Johnson, plutôt que par le gouvernement canadien.
Durant la traversée, il confie à son gendre : « Je compte frapper un grand coup. Ça bardera, mais il le faut. C'est la dernière occasion de réparer la lâcheté de la France. »
C'est le dimanche matin, 23 juillet, que de Gaulle débarque à l'Anse-aux-Foulons, à Québec. Le Colbert bat pavillons français et québécois. Sur le quai, il est reçu de façon protocolaire par le gouverneur général Roland Michener et par le premier ministre Daniel Johnson. Après une courte escale à la citadelle, Johnson et lui se rendent à l'Hôtel de ville où le président prend son premier bain de foule. Il déclare alors : « Nous sommes liés par notre avenir. Mais on est chez soi, ici, après tout ! Ce que nous faisons ici et là-bas, nous le faisons toujours un peu plus ensemble... Toute la France, en ce moment, regarde par ici. Elle vous voit. Elle vous entend. Elle vous aime. ».
De Gaulle et Johnson empruntent ensuite la route 138 (à l'époque, route n°2) en limousine jusqu'à Sainte-Anne-de-Beaupré où les deux hommes d'État assistent à la messe dite par l'archevêque de Québec, Maurice Roy. Après un nouveau bain de foule, ils dînent au Château Frontenac en compagnie de dignitaires fédéraux et québécois. Après le repas, de Gaulle déclare : « On assiste ici comme dans maintes régions du monde à l'avènement d'un peuple qui, dans tous les domaines, veut disposer de lui-même et prendre en main ses destinées. Qui donc pourrait s'étonner d'un tel mouvement aussi conforme aux conditions modernes de l'équilibre de notre univers et à l'esprit de notre temps ? En tout cas, cet avènement, c'est de toute son âme que la France le salue. ».
Le lendemain, 24 juillet, à 9 heures du matin, de Gaulle et Johnson empruntent le Chemin du Roy à bord d'une limousine Lincoln Continental et commencent le trajet devant les mener à Montréal. Tout le long de la route, de Gaulle est acclamé par les habitants des villages bordant le fleuve. D'abord clairsemée, la foule devient plus dense à mesure que l'on se rapproche de la métropole.
À chacune des six étapes, le président est reçu par le maire et les dignitaires de l'endroit. À chaque fois, également, il se permet une courte allocution. À Donnacona, il déclare : « Je vois le présent du Canada français, c'est-à-dire un pays vivant au possible, un pays qui prend en main ses destinées. Vous êtes un morceau du peuple français. Votre peuple canadien-français, français-canadien, ne doit dépendre que de lui-même. ».
Son discours de Trois-Rivières va dans le même sens : « Quoiqu'il ait pu arriver, nous sommes maintenant à l'époque où le Québec, le Canada français, devient maître de lui-même. Il le devient pour le bien des communautés voisines du Canada tout entier. ».
Le 24 juillet 1967, à 19 heures 30, 15 000 personnes attendent de Gaulle devant l'hôtel de ville de Montréal où il arrive avec un peu de retard. Jean Drapeau l'accueille à l'entrée puis, après les hymnes nationaux, les dignitaires entrent dans le bâtiment. Il est prévu que le président français aille saluer la foule au balcon, mais aucun discours ne doit y être prononcé même si la foule le réclame. Le général demande tout de même à dire quelques mots. Les micros, déjà installés, sont branchés et Charles de Gaulle prononce son discours historique.
« C'est une immense émotion qui remplit mon cœur en voyant devant moi la ville de Montréal française. (ovation du public) Au nom du vieux pays, au nom de la France, je vous salue. Je vous salue de tout mon cœur ! Je vais vous confier un secret que vous ne répèterez pas, (rires) ce soir ici, et tout le long de ma route, je me trouvais dans une atmosphère du même genre que celle de la Libération. (longue ovation)
Et tout le long de ma route, outre cela, j'ai constaté quel immense effort de progrès, de développement, et par conséquent d'affranchissement (ovation) vous accomplissez ici et c'est à Montréal qu'il faut que je le dise, (ovation) parce que, s'il y a au monde une ville exemplaire par ses réussites modernes, c'est la vôtre ! (ovation) Je dis c'est la vôtre et je me permets d'ajouter, c'est la nôtre. (ovation)
Si vous saviez quelle confiance la France réveillée, après d'immenses épreuves, porte maintenant vers vous. Si vous saviez quelle affection, elle recommence à ressentir pour les Français du Canada, (ovation) et si vous saviez à quel point, elle se sent obligée de concourir à votre marche en avant, à votre progrès ! C'est pourquoi elle a conclu avec le gouvernement du Québec, avec celui de mon ami Johnson (ovation) des accords, pour que les Français de part et d'autre de l'Atlantique travaillent ensemble à une même œuvre française. (ovation)
Et, d'ailleurs, le concours que la France va, tous les jours un peu plus, prêter ici, elle sait bien que vous le lui rendrez, parce que vous êtes en train de vous constituer des élites, des usines, des entreprises, des laboratoires, qui feront l'étonnement de tous et qui, un jour, j'en suis sûr, vous permettront d'aider la France. (ovation)
Voilà ce que je suis venu vous dire ce soir en ajoutant que j'emporte de cette réunion inouïe de Montréal un souvenir inoubliable. La France entière sait, voit, entend, ce qui se passe ici et je puis vous dire qu'elle en vaudra mieux.
Vive Montréal ! Vive le Québec ! (ovation)
Vive le Québec... libre ! (très longue ovation)
Vive le Canada français ! Et vive la France ! (ovation) »
De Gaulle est longuement ovationné par la foule présente. Son discours ébahit à peu près tout le monde, y compris Daniel Johnson, et choque Ottawa qui ne désire plus sa visite. Pearson réagit le lendemain matin par un communiqué de presse : « Certaines déclarations faites par le président ont tendance à encourager la faible minorité de notre population qui cherche à détruire le Canada et, comme telles, elles sont inacceptables pour le peuple canadien et son gouvernement. Les habitants du Canada sont libres. Toutes les provinces du Canada sont libres. Les Canadiens n'ont pas besoin d'être libérés. Le Canada restera uni et rejettera toutes les tentatives visant à détruire son unité. ».
De Gaulle passe la journée du 25 juillet à visiter l'exposition universelle Terre des Hommes et le tout nouveau réseau du Métro de Montréal : « Je n'ai pas pris le métro depuis 1936 ! ». Lors du souper, de Gaulle et Johnson en profitent pour s'échanger des toasts. De Gaulle déclare : « Ni vous ni moi n'avons perdu nos heures. Peut-être se sera-t-il passé quelque chose ? » Johnson répond : « La langue et la culture ne sont pas les seuls dons que nous a légués la France. Il en est un autre auquel nous attachons le plus grand prix : c'est le culte de la liberté. Nous ne serions plus français si nous n'étions épris de libertés, pas seulement individuelles mais aussi collectives. ».
Le lendemain matin, 26 juillet, le président annonce qu'il ne se rendra pas à Ottawa. Jean Drapeau le reçoit lors d'un banquet donné en son honneur en fin d'avant-midi. Le maire de Montréal déclare alors : « Nous avons appris à vivre seuls depuis deux siècles. Rien de ce que je dis ne doit prendre la teinte de reproches. L'Histoire a ses exigences et, depuis l'Antiquité, il a fallu que les peuples acceptent les exigences glorieuses comme les vicissitudes. » De Gaulle lui répond : « Ensemble, nous avons été au fond des choses et nous en recueillons, les uns et les autres, des leçons capitales. Et, quant au reste, tout ce qui grouille, grenouille et scribouille n'a pas de conséquences historiques dans ces grandes circonstances, pas plus qu'elle n'en eut jamais jamais dans d'autres. ».
Quelques heures plus tard, le président repart pour la France à bord de son avion DC-8 présidentiel, laissant le Canada et le Québec sous le choc.
Ce voyage et le discours de De Gaulle ont déclenché la plus grande crise franco-canadienne de l'histoire. Le gouvernement fédéral accuse le président français de s'être ingéré dans ses affaires internes. Les relations entre les deux pays ne s'amélioreront qu'après la démission de De Gaulle en 1969.
Les relations entre la France et le Canada seront longtemps marquées par ce discours, d'autant que le Général de Gaulle disait de P. E. Trudeau, premier ministre du Canada à partir du 20 avril 1968 et jusqu'en 1979, « Nous n'avons aucune concession, ni même aucune amabilité, à faire à M. Trudeau, qui est l'adversaire de la chose française au Canada. ».
Au Québec, Jean Lesage accuse Daniel Johnson d'avoir inspiré de Gaulle pour ses « propos séparatistes ». Le 3 août, le député libéral François Aquin se dissocie de son parti et devient le premier député indépendantiste du Québec. À l'automne, René Lévesque quitte à son tour le Parti libéral et fonde le Mouvement Souveraineté-Association qui deviendra le Parti québécois un an plus tard. De 1966 à 1970, le vote souverainiste passe de 8% à 23%, mais il est difficile de savoir quel est l'impact de la phrase du Général dans la montée de ce vote.