Publiée en 1870,
la dépêche d'Ems est une notification officielle et provocante de la Prusse envers la France. Elle fut le casus belli de la guerre franco-allemande de 1870.
La candidature le 21 juin 1870 du prince allemand Leopold de Hohenzollern-Sigmaringen au trône d'Espagne, vacant depuis la révolution de septembre 1868 soulève immediatement l'opposition de la France qui craint l'encerclement. Le 12 juillet Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen retire sa candidature. Le 13 juillet, lorsque la France demande confirmation dans la ville d'eaux de Bad Ems, le roi Guillaume de Prusse, agacé, confirme posément le retrait, en ajoutant qu'il « n'a plus rien d'autre à dire à l'ambassadeur ».
Il envoie un compte rendu à Bismarck, qui, conscient de la supériorité militaire prussienne et désireux d'unir les nombreux États allemands sous la bannière prussienne, reformule la notification de manière plus sèche : il souhaite « exciter le taureau gaulois ». La notification est envoyée aux ambassades allemandes, transmise aux journaux allemands et français (qui modifient encore la notification, qui en devient plus méprisante), et imprimée : les gouvernants français découvrent la dépêche dans leurs journaux.
La presse parisienne dénonce l'affront. La mobilisation est signée le 14, approuvée le 15 par le Corps législatif. Malgré les ultimes avertissements d'Adolphe Thiers, le Corps législatif français vote aussi les crédits de guerre. Le 17 juillet lors d'un rassemblement populaire d'étudiants et d'ouvriers à la Bastille, Émile Ollivier poussé par l'opinion publique, déclare la guerre à la Prusse. Napoléon III, pacifiste mais malade, laisse faire. Les États allemands prennent alors parti pour la Prusse qui paraît agressée. Le 19 juillet la France déclare la guerre à la Prusse, qui remporte rapidement une victoire écrasante.
La candidature au trône d'Espagne du prince Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen, recherchée par les putschistes espagnols autour du maréchal Prim qui ont exilé la reine Isabelle en 1868, suscite l'opposition de la France de Napoléon III, qui y voit un encerclement diplomatique dangereux ; le prince Léopold dit lui-même publiquement (cf. Gedanken und Erinnerungen von Otto v. Bismarck - Stuttgart 1898) qu'« à Madrid, il n’aurait jamais oublié qu’il était avant tout un prince prussien ». Les réactions de la France impériale et les négociations avec Guillaume Ier de Prusse, chef de la maison Hohenzollern, en février 1870, aboutissent assez facilement à un retrait du prince. Mais fin juin 1870, le chancelier Bismarck réactive cette candidature et la rend publique le 2 juillet, pour pousser la France à la faute diplomatique.
Aussitôt, en France l’opposition s’enflamme, soutenue par la presse unanime et déchaînée. Les publications de l’opposition républicaine qui venait d’exiger et d’obtenir du gouvernement Ollivier, deux semaines plus tôt, la réduction de 10 000 hommes du contingent, ne sont pas les moins virulentes. Le ton monte et le duc de Gramont, ministre français des Affaires étrangères, fait un discours provocateur le 6 juillet 1870 devant le Corps législatif. Par sa diplomatie directe, Napoléon III obtient le soutien du tsar de Russie et de plusieurs autres cours européennes. Le roi des Belges Léopold II écrit à son beau-frère le prince Léopold : « Le refus du trône d’Espagne est le seul moyen d’éviter la guerre et cet acte d’abnégation vous vaudrait la reconnaissance de l’Europe entière. »
Guillaume Ier et Vincent Benedetti à Ems
À Berlin, le secrétaire d’État von Thile prétend tout ignorer et ne savoir où joindre Bismarck. Le 9 juillet, l’ambassadeur de France, le comte Benedetti se rend à Ems, où le roi de Prusse prend les eaux, et le prie de parler à son parent. Le 12 juillet le père du prince annonce lui-même le retrait officiel. Bismarck avait décidé, pour faire obstacle à Benedetti, de rejoindre le roi et lui avait fait annoncer son arrivée prochaine à Ems. Pris à contrepied, Bismarck annule son voyage à Ems et adresse aussitôt un message à Guillaume Ier menaçant de démissionner si le roi reçoit une fois encore Benedetti. Tout pourrait se calmer. Mais à Paris, les opposants de tous bords poussent Gramont et Émile Ollivier à demander à Benedetti un renoncement définitif au trône espagnol de la part du roi de Prusse.
Le 13 juillet au matin, l'ambassadeur sollicite une nouvelle audience. Guillaume Ier l'accoste à la promenade des Sources. Benedetti lui présente la demande de renoncement définitif. Guillaume Ier est excédé mais reste poli et ajoute « Vous en savez plus que moi. Quand je connaîtrai les conditions du renoncement, je vous reverrai. » Ce qui ne l'empêchera pas de saluer cordialement Benedetti dès le lendemain, à son départ pour Berlin.
Guillaume fait envoyer le jour même du 13 juillet par son conseiller diplomatique Abeken un télégramme expédié d'Ems à Bismarck à Berlin. C'est un résumé de ce qui s'est dit. Et liberté est laissée à Bismarck d'en faire une annonce officielle, peut-être pour apaiser la France. Bismarck se saisit de l'occasion pour retourner la situation. Il condense le texte du télégramme d'Abeken en termes insolents. Dans ses Pensées et Souvenirs (parus à Stuttgart en 1898) Bismarck donne les détails suivants :
Message d’Abeken à Bismarck texte allemand extrait des Gedanken und Erinnerungen von Otto v. Bismarck - Stuttgart 1898 (p. 87 & 88) texte français extrait des Pensées et Souvenirs par le prince de Bismarck (traduit par E. Jaeglé) - Paris 1899 - (T. II p. 104)
« Seine Majestät schreibt mir : "Graf Benedetti fing mich auf der Promenade ab, um auf zuletzt sehr zudringliche Art von mir zu verlangen, ich sollte ihn autorisiren, sofort zu telegraphiren, dass ich für alle Zukunft mich verpflichtete, niemals wieder meine Zustimmung zu geben, wenn die Hohenzollern auf die Candidatur zurück kämen. Ich wies ihn zulezt etwas ernst zurück, da man à tout jamais dergleichen Engagements nicht nehmen dürfe noch könne. Natürlich sagte ich nicht, dass ich noch nichts erhalten hätte und, da er über Paris und Madrid früher benachrichtigt sei als ich, er wohl einsähe, dass mein Gouvernement wiederum ausser Spiel sei."
Seine Majestät hat seitdem ein Schreiben des Fürsten bekommen. Da Seine Majestät dem Grafen Benedetti gesagt, dass er Nachricht vom Fürsten erwarte, hat Allerhöchst-derselbe, mit Rücksicht auf die obige Zumuthung, auf des Grafen Eulenburg und meinem Vortrag beschlossen, den Grafen Benedetti nicht mehr zu empfangen, sondern ihm nur die durch einen Adjutanten sagen zu lassen : dass Seine Majestät jetzt vom Fürsten die Bestätigung der Nachricht erhalten, die Benedetti aus Paris schon gehabt, und dem Botschafter nichts weiter zu sagen habe. Seine Majestät stellt Eurer Excellenz anheim, ob nicht die neue Forderung Benedetti’s und ihre Zurückweisung sogleich sowohl unsern Gesandten, als in der Presse mitgetheilt werden sollte. »
« Sa Majesté m’écrit : « Le comte Benedetti m’a arrêté au passage à la promenade pour me demander finalement, d’une manière très indiscrète, de l’autoriser à télégraphier aussitôt à l’empereur que je m’engageais pour l’avenir à ne jamais plus donner mon consentement, si les Hohenzollern revenaient sur leur candidature. Je finis par refuser assez sévèrement, attendu qu’on ne devait ni ne pouvait prendre de pareils engagements à tout jamais. Je lui dis naturellement que je n’avais encore rien reçu et puisqu’il était, par la voie de Paris et de Madrid, informé plus tôt que moi, il voyait bien que mon gouvernement était de nouveau hors de cause. »
Sa Majesté a depuis reçu une lettre du prince. Comme Sa Majesté avait dit au comte Benedetti qu’elle attendait des nouvelles du prince, elle a résolu, sur la proposition du comte Eulenbourg et la mienne, de ne plus recevoir le comte Benedetti, à cause de sa prétention, et de lui faire dire simplement par un aide de camp que Sa Majesté avait reçu du prince confirmation de la nouvelle que Benedetti avait déjà eue de Paris, et qu’elle n’avait plus rien à dire à l’ambassadeur. Sa Majesté laisse à Votre Excellence le soin de décider si la nouvelle exigence de Benedetti et le refus qui lui a été opposé ne doivent pas être aussitôt communiqués tant à nos ambassades qu’aux journaux. »
À Berlin, Bismarck dîne avec les généraux Moltke, chef des armées et Roon, ministre de la Guerre. Le repas se déroule sans entrain. Le piège a été déjoué et, suprême affront, un journal parisien titre en première page « La Prusse cane ! ». Bismarck envisage sérieusement de démissionner, ce qui lui attire les reproches amers de ses deux généraux qui se sentent abandonnés.
Il est 18 heures quand arrive la dépêche chiffrée d’Abeken.
Bismarck la lit à ses invités. Puis il demande à Moltke si l’armée serait prête à entrer en campagne et s’il croit possible de vaincre la France. Moltke se dit certain d’une victoire contre la France et précise que, s’il y a une guerre, il est beaucoup plus avantageux de la commencer au plus tôt. L’armée est prête ; attendre, c’est donner à la France le temps de se ressaisir.
Alors Bismarck rédige une version « condensée » (selon ses propres termes) de la dépêche :
Message condensé par Bismarck texte allemand extrait des Gedanken und Erinnerungen von Otto v. Bismarck - Stuttgart 1898 (p. 90 & 91) texte français extrait des Pensées et Souvenirs par le prince de Bismarck (traduit par E. Jaeglé) - Paris 1899 - (T. II p. 108)
« Nachdem die Nachrichten von der Entsagung des Erbprinzen von Hohenzollern der kaiserlich französischen von der Regierung königlich spanischen amtlich mitgeteilt worden sind, hat der französische Botschafter in Ems an Seine Majestät den König noch die Forderung gestellt, ihn zu autorisieren, dass er nach Paris telegraphiere, dass Seine Majestät der König sich für alle Zukunft verpflichte, niemals wieder seine Zustimmung zu geben, wenn die Hohenzollern auf ihre Candidatur wieder zurückkommen sollten. Seine Majestät der König hat es darauf abgelehnt, den französischen Botschafter nochmals zu empfangen, und dem selben durch den Adjutanten vom Dienst sagen lassen, dass Seine Majestät dem Botschafter nichts weiter mitzutheilen habe. » « La nouvelle du renoncement du prince héritier de Hohenzollern a été officiellement communiquée au gouvernement impérial français par le gouvernement royal espagnol. Depuis, l’ambassadeur français a encore adressé à Ems, à Sa Majesté le Roi, la demande de l’autoriser à télégraphier à Paris, que Sa Majesté le Roi, à tout jamais, s’engageait à ne plus donner son consentement si les Hohenzollern devaient revenir sur leur candidature. Sa Majesté le Roi là-dessus a refusé de recevoir encore l’ambassadeur français et lui a fait dire par l’aide de camp de service que Sa Majesté n’avait plus rien à communiquer à l’ambassadeur. »
Dans ses Gedanken und Erinnerungen (T II, p.91 & Pensées et souvenirs, T II p.108 & 109), Bismarck précise :
« Je lus à mes deux hôtes la rédaction qui condensait la dépêche. Moltke fit alors la remarque : « Voilà qui sonne tout autrement maintenant ; auparavant on eût cru entendre battre la chamade, à présent c’est comme une fanfare en réponse à une provocation. » (So hat das einen andern Klang, vorher klang es wie Chamade, jetzt wie einen Fanfare in Antwort auf eine Herausforderung) ». Je crus devoir ajouter ceci : « Ce texte n’apporte aucune modification, ni aucune addition à la dépêche. Si, exécutant le mandat de Sa Majesté, je le communique aussitôt aux journaux, et si en outre je le télégraphie à toutes nos ambassades, il sera connu à Paris avant minuit. Non seulement par ce qu’il dit, mais aussi par la façon dont il aura été répandu, il produira là-bas sur le taureau gaulois l’effet du drapeau rouge (Eindruck rothen Tuches auf den gallischen Stier machen)… Le succès dépend cependant avant tout des impressions que l’origine de la guerre provoquera chez nous et chez les autres. Il est essentiel que nous soyons les attaqués (es ist wichtig, dass wir die Angegriffenen seien). »
Le terme allemand « Adjutant », employé par le roi et par Bismarck, signifie « aide de camp » (selon le Littré, le français « aide » vient du latin « adjutum »).
Le texte de Bismarck, immédiatement diffusé à Berlin par l’agence allemande Wolff, est repris et retransmis aussitôt par le bureau berlinois de l’agence française Havas, et c’est sous cette forme que la nouvelle paraît dans les journaux français du lendemain :
« Berlin, 13 juillet - On mande d’Ems. Après que la renonciation du prince Léopold de Hohenzollern eut été communiquée au gouvernement français par le gouvernement espagnol, l’ambassadeur de France a exigé de nouveau de Sa Majesté l’autorisation de faire connaître à Paris que pour tout l’avenir, Sa Majesté le Roi s’engageait à ne plus donner son autorisation, si les Hohenzollern revenaient sur leur candidature. Là-dessus, Sa Majesté le Roi a refusé de recevoir encore une fois l’ambassadeur et lui a fait dire par l’adjudant de service que Sa Majesté n’avait plus rien à lui communiquer.
D’après d’autres informations en provenance d’Ems, le Roi aurait fait dire à Benedetti qu’il aurait hautement approuvé la renonciation de son cousin au trône d’Espagne et qu’il considérait dès lors tout sujet de conflit comme écarté. »
Cette dépêche d'Havas est la 3e et dernière version de la dépêche d’Ems. C'est la seule qui sera rendue publique en France.
Or, il faut constater que le rédacteur de la dépêche d'Havas, a pris de très (trop) grandes libertés avec le texte de Bismarck. Deux termes sont inexacts dans la dépêche d'Havas : exigé et adjudant :
l’ambassadeur n’a jamais rien « exigé », mais demandé protocolairement une audience ;
quant au fait de rendre « Adjutant » par « adjudant », il s’agit d’une grossière faute de traduction qui a été pour Bismarck d'une aide considérable. Il est difficile de croire qu’un traducteur professionnel ait pu commettre accidentellement un lapsus aussi énorme puisque « Adjutant » signifie aide de camp et, en l'occurrence, il s'agissait du prince Radziwill.
Alors que le texte de Bismarck, pour insolent qu’il fût, ne dépassait pas les limites du diplomatiquement correct, l’expression « prévenir par l’adjudant de service » est foncièrement insultante. Son emploi surprend d’autant plus qu’il s’agit d’un brûlant sujet d’actualité, qui envenime très fortement depuis une semaine les relations franco-prussiennes avec un sérieux risque de conflit. Ce que nul n’ignore, les journalistes français en poste à Berlin encore moins que quiconque.
Enfin le dernier alinéa de la dépêche d'Havas retransmet curieusement une information, rigoureusement exacte, mais qui ne figure pas dans le condensé diffusé par Bismarck : « le Roi aurait hautement approuvé la renonciation de son cousin au trône d’Espagne et considérait dès lors tout sujet de conflit comme écarté ». Comment le rédacteur d'Havas a-t-il eu connaissance, et aussi vite, de cette information qui n’est connue que de quelques initiés (Guillaume et ses conseillers, Benedetti et probablement Bismarck) ? Elle témoigne d’autant mieux du bon vouloir et du pacifisme prussien — et a contrario, du bellicisme français — qu’elle est diffusée par une agence française.
Certains auteurs s’interrogent sur le point de savoir s’il s’agit vraiment d’erreurs de traduction, éventuellement intentionnelles). Bismarck, comme la totalité de son entourage et des édiles prussiens, pratiquaient le français à la perfection.
La dépêche d'Havas diffusée en France par toute la presse est un camouflet. Elle rapporte, publiquement (« mais aussi par la façon dont il aura été répandu » cf. Bismarck), que le roi de Prusse a insulté grossièrement l’ambassadeur de France, le représentant officiel de la France, donc le pays tout entier.
Les chancelleries des autres pays, les (futurs) « Neutres » mais aussi les autres États allemands (futurs alliés), ne recevront pas la dépêche de Havas aux termes insultants. Au mieux, l’ambassadeur de Prusse leur communiquera la dépêche condensée de Bismarck, qui certes frise l’insolence, mais dont on ne saurait s’offusquer au point de déclencher un conflit. (« Le succès dépend cependant avant tout des impressions que l’origine de la guerre provoquera chez nous et chez les autres. Il est essentiel que nous soyons les attaqués » cf. Bismarck).
Sur une opinion publique française chauffée à blanc depuis plusieurs jours, la formulation mensongère d'Havas va provoquer l'explosion.
Le 19 juillet 1870, aveuglé, submergé, emporté par la classe politique et la presse, qui porte une très lourde part de responsabilité (« Si la Prusse refuse de se battre, écrivait encore le journal La Liberté le 15 juillet, nous la contraindrons à coups de crosse dans le dos à repasser le Rhin et à vider la rive gauche »), le gouvernement d’Émile Ollivier déclare une guerre qu’il n’a su ni prévoir, ni préparer.