Diogène de Sinope
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Diogène de Sinope
http://www.philo5.com/Les%20philosophes ... DitSur.htm et http://fr.wikipedia.org/wiki/Diog%C3%A8ne_de_Sinope
Diogène de Sinope, (Sinope v. 413 – Corinthe, v. 327 av. J.-C.), est un philosophe grec de l'école cynique.
Sa vie
Diogène, fils du banquier Ikésios, naquit à Sinope[2]. Il s’enfuit, raconte Dioclès, quand son père, qui tenait la banque publique, fabriqua de la fausse monnaie. Eubulide, dans son livre sur Diogène, accuse de ce crime notre philosophe, et dit qu’il s’enfuit avec son père. Quoi qu’il en soit, Diogène lui-même s’accuse dans le Pordalos d’avoir falsifié la monnaie. Quelques auteurs racontent qu’étant inspecteur de la monnaie, il reçut d’ouvriers le conseil d’aller à Delphes ou à Délos, patrie d’Apollon, pour demander ce qu’il devait faire. L’oracle lui permit de faire la monnaie de l’État. Ayant mal interprété la réponse, il falsifia la monnaie, et, pris sur le fait, il fut condamné à l’exil, disent les uns, il s’enfuit par crainte d’un châtiment, disent les autres. On croit encore qu’il falsifia de l’argent que son père lui avait donné, que son père, jeté en prison, y mourut, et que lui-même, condamné à l’exil, s’en vint à Delphes, non pas pour savoir s’il pouvait falsifier la monnaie, mais pour savoir de quelle façon il pouvait devenir illustre, à quoi l’oracle lui répondit. Venu à Athènes, il s’attacha à Antisthène. Celui-ci le chassa parce qu’il ne voulait pas de disciples, mais il ne put rien contre la ténacité de Diogène. Un jour où il le menaçait d’un bâton, notre philosophe tendit sa tête et lui dit : « Frappe, tu n’auras jamais un bâton assez dur pour me chasser, tant que tu parleras! » Il devint donc son auditeur et vécut très simplement, comme il convenait à un homme exilé.
Ayant vu un jour une souris qui courait sans se soucier de trouver un gîte, sans crainte de l’obscurité, et sans aucun désir de tout ce qui rend la vie agréable, il la prit pour modèle et trouva le remède à son dénuement. Il fit d’abord doubler son manteau, pour sa commodité, et pour y dormir la nuit enveloppé, puis il prit une besace, pour y mettre ses vivres, et résolut de manger, dormir et parler en n’importe quel lieu. Aussi disait-il, en montrant le portique de Zeus[3] et le Pompéion, que les Athéniens les avaient construits à son intention, pour qu’il pût y vivre. Étant tombé malade, il s’appuyait sur un bâton. Par la suite, il le porta partout, à la ville et sur les routes, ainsi que sa besace. Il avait écrit à un ami de lui indiquer une petite maison ; comme l’ami tardait à lui répondre, il prit pour demeure un tonneau vide qu’il trouva au Métroon[4]. Il le raconte lui-même dans ses lettres. L’été il se roulait dans le sable brûlant, l’hiver il embrassait les statues couvertes de neige, trouvant partout matière à s’endurcir.
Il était étrangement méprisant, nommait l’école d’Euclide école de bile, et l’enseignement de Platon perte de temps[5]. Il appelait les concours en l’honneur de Dionysos de grands miracles de fous, et les orateurs les valets du peuple. Quand il regardait les pilotes, les médecins et les philosophes, il pensait que l’homme était le plus intelligent de tous les animaux ; en revanche s’il regardait les interprètes des songes, les devins et leur cour, et tous les gens infatués de gloire et de richesse, alors il ne savait rien de plus fou que l’homme. Il répétait aussi sans cesse qu’il fallait aborder la vie avec un esprit sain ou se pendre.
[…] Un jour où il parlait sérieusement et n’était pas écouté, il se mit à gazouiller comme un oiseau, et il eut foule autour de lui. Il injuria alors les badauds, en leur disant qu’ils venaient vite écouter des sottises, mais que, pour les choses sérieuses, ils ne se pressaient guère. Il disait encore que les hommes se battaient pour secouer la poussière et frapper du pied, mais non pour devenir vertueux. Il s’étonnait de voir les grammairiens tant étudier les moeurs d’Ulysse, et négliger les leurs, de voir les musiciens si bien accorder leur lyre, et oublier d’accorder leur âme, de voir les mathématiciens étudier le soleil et la lune, et oublier ce qu’ils ont sous les pieds, de voir les orateurs pleins de zèle pour bien dire, mais jamais pressés de bien faire, de voir les avares blâmer l’argent, et pourtant l’aimer comme des fous. Il reprenait ceux qui louent les gens vertueux parce qu’ils méprisent les richesses, et qui dans le même temps envient les riches. Il était indigné de voir des hommes faire des sacrifices pour conserver la santé, et en même temps se gaver de nourriture pendant ces sacrifices, sans aucun souci de leur santé. Par contre, il admirait les esclaves de ne pas prendre de mets pour eux quand leurs maîtres étaient si goinfres. Il louait ceux qui devaient se marier et ne se mariaient point, ceux qui devaient aller sur mer, et n’y allaient point, ceux qui devaient gouverner et ne gouvernaient point, ceux qui devaient élever des enfants et n’en élevaient point, ceux qui se préparaient à fréquenter les puissants et ne les fréquentaient point. Il disait qu’il fallait tendre la main à ses amis, sans fermer les doigts.
Ménippe, dans son livre intitulé la Vertu de Diogène, raconte qu’il fut fait prisonnier et vendu, et qu’on lui demanda ce qu’il savait faire. Il répondit : « Commander », et cria au héraut : « Demande donc qui veut acheter un maître. »
[…] Il affirmait opposer à la fortune son assurance, à la loi sa nature, à la douleur sa raison. Dans le Cranéion, à une heure où il faisait soleil, Alexandre le rencontrant lui dit : « Demande-moi ce que tu veux, tu l’auras. » Il lui répondit : « Ôte-toi de mon soleil! »
[…] Un jour où il sortait du bain, quelqu’un lui demanda s’il y avait vu beaucoup d’hommes ; il répondit : non, mais à un autre qui lui demandait s’il y avait foule, il répondit oui. Platon ayant défini l’homme un animal à deux pieds sans plumes, et l’auditoire l’ayant approuvé, Diogène apporta dans son école un coq plumé, et dit : « Voilà l’homme selon Platon. » Aussi Platon ajouta-t-il à sa définition : « et qui a des ongles plats et larges ».
[…] Les orateurs lui paraissaient les valets du peuple, et les couronnes des boutons donnés par cette fièvre : la gloire. Il se promenait en plein jour avec une lanterne et répétait : « Je cherche un homme. » Il était un jour trempé jusqu’aux os par la pluie, et comme on le prenait en pitié, Platon intervint et dit aux badauds : « Si vous avez vraiment pitié de lui, allez-vous-en » ; il soulignait par là l’orgueil de Diogène. […] Lysias l’apothicaire lui demandait s’il croyait à l’existence des dieux. « Comment n’y croirais-je pas, dit-il, quand je te vois, toi le plus grand ennemi des dieux? » On attribue parfois le mot à Théodore. Il vit une fois un homme qui se purifiait à grande eau, et il lui dit : « Malheureux, toute cette eau ne réussirait même pas à laver tes fautes de grammaire, et tu t’imagines pouvoir laver toutes les fautes que tu as commises pendant ta vie! » Il reprochait aux hommes leurs prières, parce qu’ils demandaient des biens apparents et non des biens réels. À ceux que les songes effrayaient, il disait : « Vous ne vous souciez pas de ce que vous voyez pendant la veille, pourquoi vous inquiéter des choses imaginaires qui vous apparaissent dans le sommeil? » Aux jeux olympiques, le héraut ayant proclamé : « Dioxippe a vaincu les hommes », Diogène répondit : « Il n’a vaincu que des esclaves ; les hommes, c’est mon affaire. » […]
Les Athéniens l’aimaient beaucoup. Ils fessèrent un jeune homme qui avait brisé son tonneau, et remplacèrent le tonneau. Denys le stoïcien raconte que, fait prisonnier à Chéronée, il fut conduit auprès de Philippe. Le roi lui demanda qui il était et Diogène répondit : « Je suis l’espion de ton avidité. » Philippe en fut tout éberlué et lui rendit la liberté. […]
[…] Il criait souvent et à tous les échos que les dieux ont donné à l’homme une vie facile, mais qu’elle ne consiste pas à rechercher les boissons fines, les parfums, et les autres jouissances de ce genre. Aussi, voyant un jour un homme qui se faisait chausser par son esclave, lui dit-il : « Tu n’es pas encore heureux, si tu ne te fais pas moucher aussi ; cela viendra, quand tu seras devenu manchot[6]. » […]
Un jour où il se masturbait sur la place publique, il s’écria : « Plût au ciel qu’il suffît aussi de se frotter le ventre pour ne plus avoir faim! » Voyant un jeune homme qui s’en allait déjeuner avec des satrapes[7], il l’en empêcha, le tira à part, le ramena chez ses parents et leur conseilla de le surveiller. À un autre garçon qui s’était fardé et qui lui posait une question, il déclara qu’il lui répondrait seulement quand il se serait mis tout nu, et qu’il pourrait voir si son interlocuteur était un homme ou une femme. Il dit à un autre qui au bain jouait au cottabe[8] : « Mieux tu feras, pis ce sera. » Pendant un repas, on lui jeta des os comme à un chien ; alors, s’approchant des convives, il leur pissa dessus comme un chien. […]
[…] Platon, parlant des idées, nommait l’idée de table et l’idée de tasse. « Pour moi, Platon, dit Diogène, je vois bien la tasse et la table, mais je ne vois pas du tout l’idée de table ni l’idée de tasse. » « Bien sûr, répliqua Platon, car pour voir la table et la tasse tu as les yeux, mais pour voir les idées qui leur correspondent, il te faudrait plus d’esprit que tu n’en as. » (Quand on demandait à Platon ce qu’il pensait de Diogène, il répondait : « C’est un Socrate devenu fou. ») On demandait à Diogène à quel âge il faut prendre femme, il répondait : « Quand on est jeune, il est trop tôt, quand on est vieux il est trop tard. » On lui demandait encore : « Que faire, quand on a reçu une gifle? », « Prendre un casque », disait-il. Il dit à un jeune garçon qui s’était fardé : « Si c’est pour aller voir des hommes, tu es un pauvre homme, si c’est pour aller voir des femmes, tu es un infâme. »
On lui attribue parfois aussi le mot que j’ai cité plus haut et que voici. Platon, qui le vit laver de la salade, s’approcha et lui dit doucement : « Si tu avais été aimable pour Denys, tu ne laverais pas de la salade », sur quoi Diogène lui répondit sur le même ton « Et toi, si tu avais lavé ta salade, tu n’aurais pas été l’esclave de Denys »[9]
Quelqu’un lui disait : « Tout le monde se moque de toi. » Il répondit : « Et peut-être aussi les ânes se moquent-ils de ces gens-là, mais ils ne font pas attention aux ânes, et moi je ne fais pas attention à eux. » Ayant entendu un beau garçon s’entretenir de philosophie, il le loua de vouloir transformer en amants de son esprit les amants de son corps. Quelqu’un s’étonnait de voir tant d’ex-voto à Samothrace. « Il y en aurait bien davantage, dit Diogène, si ceux qui n’ont pas été exaucés en avaient aussi consacré. » Cette réponse est quelquefois attribuée à Diogoras de Mélos. Il dit à un jeune garçon qui s’en allait à un festin : « Tu en reviendras Pire », et comme le lendemain l’autre lui disait : « Me voilà et je n’en suis pas pire », il lui répondit : « Tu n’es pas Pire, mais tu es Plus large[10]. »
Il demandait l’aumône à un homme morose, qui lui dit : « Je te donnerai si tu me persuades », à quoi Diogène répondit : « Si je pouvais le faire, je te persuaderais plutôt d’aller te pendre. »
Au retour à Athènes d’un voyage à Sparte, on lui demanda où il allait et d’où il venait, il répondit : « Je reviens de chez des hommes, et j’arrive chez des femmes[11]. » À son retour des jeux olympiques, on lui demanda s’il y avait foule : « Oui, dit-il, mais les hommes étaient rares ».
Il disait des débauchés qu’ils étaient semblables aux figuiers qui poussent au bord des précipices, l’homme ne peut en goûter le fruit, ils sont mangés par les corbeaux et les vautours. La courtisane Phryné avait consacré une statue d’or à Aphrodite, Diogène y mit cette inscription : « En souvenir de l’incontinence des Grecs. » Alexandre le rencontrant un jour lui dit : « Je suis le grand roi Alexandre. » Diogène alors se présenta : « Et moi je suis Diogène, le chien. » On lui demanda pourquoi il était appelé chien : « Parce que je caresse ceux qui me donnent, j’aboie contre ceux qui ne me donnent pas, et je mors ceux qui sont méchants. » Il cueillait des fruits à un figuier, le gardien lui dit : « Hier, on y a pendu un homme. » « Je le purifie donc », dit Diogène.
Un vainqueur olympique n’avait d’yeux que pour une courtisane. « Voyez donc ce bélier d’Arès, dit Diogène, mené en laisse par la première catin venue. » Il comparait les belles filles de joie à de l’hydromel empoisonné. Quand il mangeait sur la place publique, les passants le traitaient toujours de chien. « Vous êtes les chiens, répondait-il, puisque vous faites cercle autour de moi pendant que je mange. » Comme deux débauchés s’enfuyaient à son approche : « N’ayez pas peur, leur cria-t-il, le chien ne mange pas de bettes. » On lui demandait de quel pays était un jeune garçon dont on avait abusé : « Il est de Tégée », dit-il[12]. Voyant un lutteur peu courageux qui faisait de la médecine, il lui demanda s’il cherchait les moyens de faire mourir ceux qui l’avaient vaincu. Voyant le fils d’une catin jeter des pierres à la foule : « Fais attention, lui dit-il, tu pourrais blesser ton père. » Un jeune garçon lui montrait une épée que son amant lui avait donnée : « L’épée est belle, dit-il, mais la garde est laide[13] ».
On louait un homme qui avait fait un présent à Diogène : « Et moi qui ai mérité de le recevoir, vous ne me louez pas? » Un homme lui réclamait son manteau : « Si tu me l’as donné, dit-il, il est à moi et si tu me l’as prêté, je m’en sers. » On le soupçonnait de cacher de l’or sous son manteau : « C’est bien pourquoi je le mets sous moi pour dormir », répondit Diogène. On lui demandait quel profit il avait retiré de la philosophie, il répondit : « À tout le moins, celui d’être capable de supporter tous les malheurs. » Quand on lui demandait sa patrie, il disait : « Je suis citoyen du monde. » Il vit des gens faire un sacrifice pour avoir un enfant, et il s’étonna de ne pas les voir faire de sacrifice pour savoir de quelle nature serait leur enfant. […]
[…] Quand on lui reprochait de fréquenter les maisons closes, il disait : « Le soleil va bien dans les latrines, et pourtant il ne s’y souille pas! » Déjeunant dans un temple, il vit sur la table des pains de mauvaise qualité. Il les jeta en disant que dans un temple, il ne devait rien y avoir de mauvaise qualité.
Quelqu’un lui dit : « Tu ne sais rien, et tu fais le philosophe. » « Mais, dit-il, simuler la sagesse, c’est encore être philosophe. » Un homme lui amena un jour son enfant, et le présenta comme très intelligent et d’excellentes moeurs. « Il n’a donc pas besoin de moi, répondit-il. » […] Il entrait au théâtre par la porte de sortie, et comme on s’en étonnait, il déclarait : « Je m’efforce de faire dans ma vie le contraire de tout le monde. » Il dit à un jeune homme efféminé : « N’as-tu pas honte de vouloir devenir pire que la nature ne t’a fait : elle a fait de toi un homme, et tu t’efforces de devenir une femme. » Un sot essayait d’accorder un instrument, il lui dit : « N’as-tu pas honte d’accorder des cordes sur un morceau de bois et d’oublier de mettre ton âme en accord avec ta vie? » Quelqu’un lui dit : « Je ne suis pas fait pour la philosophie ». Diogène lui répondit : « Pourquoi vis-tu, si tu ne cherches pas à bien vivre? » Il dit encore à un jeune homme qui méprisait son père : « N’as-tu pas honte de mépriser celui grâce à qui tu as le pouvoir de mépriser? »
[…] Il avait coutume de tout faire en public, les repas et l’amour, et il raisonnait ainsi : « S’il n’y a pas de mal à manger, il n’y en a pas non plus à manger en public ; or il n’y a pas de mal à manger, donc il n’y a pas de mal à manger en public. » De même il se masturbait toujours en public, en disant « Plût au ciel qu’il suffît également de se frotter le ventre pour apaiser sa faim[14]. » On rapporte bien d’autres choses sur lui, qu’il serait trop long de raconter en détail.
Il y avait selon lui deux sortes d’exercices, ceux de l’âme et ceux du corps. Le propre des exercices physiques étant de donner des spectacles susceptibles d’acheminer plus sûrement vers la vertu : chacune des deux sortes étant sans l’autre impuissante, la bonne santé et la force n’étant pas moins utiles que le reste, puisque ce qui concerne le corps concerne l’âme aussi. Il produisait des arguments pour montrer de quelle utilité sont pour l’acquisition de la vertu les exercices du corps. « Ne voyait-on pas, disait-il, dans les arts mécaniques et autres, les artisans obtenir par l’exercice l’habileté qui leur manquait, et les joueurs de flûte et les athlètes faire d’autant plus de progrès qu’ils s’exerçaient davantage, chacun dans leur métier, et que si ces gens font participer leur esprit à cet exercice, ce n’est ni inutilement, ni sans résultat qu’ils se sont donné de la peine? » Il concluait donc qu’on ne peut rien faire de bien dans la vie sans exercice, et que l’exercice permet aux hommes de se surpasser. Quand il songeait qu’en laissant de côté toutes les peines futiles que nous nous donnons, et en nous exerçant conformément à la nature, nous pourrions et devrions vivre heureux, il regrettait de voir l’homme si malheureux par sa folie. Le mépris même du plaisir nous donnerait, si nous nous y exercions, beaucoup de satisfaction. Si ceux qui ont pris l’habitude de vivre dans les plaisirs souffrent quand il leur faut changer de vie, ceux qui se sont exercés à supporter les choses pénibles méprisent sans peine les plaisirs.
Il ne se contentait pas de parler de la sorte, il payait d’exemple, transformant les moeurs comme les monnaies, et sacrifia les lois à la nature. Il prétendait vivre comme Hercule[15] et mettait la liberté au-dessus de tout, disait que tout appartenait aux sages, et appuyait ses opinions sur des raisonnements semblables à ceux que j’ai exposés plus haut : « Tout appartient aux dieux ; les dieux sont les amis des sages, tout est commun entre amis, donc tout appartient aux sages. » Il parlait encore de la loi, disant qu’on ne peut gouverner sans elle. « Sans cité organisée, la ville ne sert à rien ; donc la ville doit être une cité. Sans la cité, la loi ne sert à rien : donc la loi doit être liée à la cité. » Il se moquait de la noblesse et de la gloire, simples voiles de la perversité. La seule vraie constitution est celle qui régit l’univers.
Il voulait la communauté des femmes ; niait la valeur du mariage, préconisait l’union libre au gré de chacun et selon les penchants de chacun. Pour cette raison, il voulait aussi la communauté des enfants.
Il ne voyait pas qu’il fût mal d’emporter les objets d’un temple, ou de manger la chair de n’importe quel animal, et ne trouva pas si odieux le fait de manger de la chair humaine, comme le, font des peuples étrangers, disant qu’en saine raison, tout est dans tout et partout.
Il y a de la chair dans le pain et du pain dans les herbes ; ces corps et tant d’autres entrent dans tous les corps par des conduits cachés, et s’évaporent ensemble, comme il le montre dans sa pièce intitulée Thyeste, si toutefois les tragédies qu’on lui attribue sont de lui, et non pas de son ami Philiscos d’Égine ou de Pasiphon, fils de Lucien, dont Phavorinos (Mélanges historiques) nous dit qu’il les écrivit après la mort de Diogène. Diogène méprisait encore la musique, la géométrie, l’astrologie et les autres sciences de ce genre, et il déclarait qu’elles n’étaient ni nécessaires ni utiles.
Il avait l’art de trouver la réponse décisive aux objections, comme on peut le voir par les anecdotes que j’ai citées. Il supporta dignement ses épreuves quand on le vendit comme esclave. Naviguant un jour vers Égine, et pris par des pirates dont le chef était Scirpalos, il fut en effet conduit en Crète et vendu sur le marché. Quand le héraut lui demanda ce qu’il savait faire, il répondit : « Commander. » Puis, montrant du doigt un Corinthien richement vêtu, ce Xéniade dont j’ai parlé, il dit : « Vends-moi à cet homme, je vois qu’il a besoin d’un maître. » Xéniade l’acheta, le ramena à Corinthe, lui confia l’éducation de ses enfants, et le nomma intendant de sa maison, et Diogène mit de l’ordre partout, si bien que Xéniade s’en allait répétant : « Il est entré un bon génie dans ma maison[16]. »
Cléomène, dans son livre intitulé De l’Educateur, raconte que ses amis voulurent le racheter, mais Diogène les traita de sots et leur dit : « Les lions ne sont pas esclaves de ceux qui les nourrissent, ce sont ceux-ci leurs esclaves ; un esclave a peur, la bête sauvage fait peur! »
Son œuvre
C’est en partie à cause de leurs traits scandaleux que les écrits de Diogène tombèrent dans l’oubli quasi total. En effet la Politeia (la République) écrite par Diogène, reprise et appuyée plus tard par la Politeia de Zénon (un stoïcien), s’attaquait à de nombreuses valeurs du monde grec, en admettant entre autres l’anthropophagie, la liberté sexuelle totale, l’indifférence à la sépulture, l’égalité entre hommes et femmes, la négation du sacré, la remise en cause de la cité et de ses lois, la suppression des armes et de la monnaie. Par ailleurs Diogène considérait l'amour comme étant absurde : on ne devait s'attacher à personne.
Certains stoïciens, pourtant proches du courant cynique de Diogène, semblent avoir préféré dissimuler et oublier cet héritage jugé « embarrassant »
Diogène de Sinope, (Sinope v. 413 – Corinthe, v. 327 av. J.-C.), est un philosophe grec de l'école cynique.
Sa vie
Diogène, fils du banquier Ikésios, naquit à Sinope[2]. Il s’enfuit, raconte Dioclès, quand son père, qui tenait la banque publique, fabriqua de la fausse monnaie. Eubulide, dans son livre sur Diogène, accuse de ce crime notre philosophe, et dit qu’il s’enfuit avec son père. Quoi qu’il en soit, Diogène lui-même s’accuse dans le Pordalos d’avoir falsifié la monnaie. Quelques auteurs racontent qu’étant inspecteur de la monnaie, il reçut d’ouvriers le conseil d’aller à Delphes ou à Délos, patrie d’Apollon, pour demander ce qu’il devait faire. L’oracle lui permit de faire la monnaie de l’État. Ayant mal interprété la réponse, il falsifia la monnaie, et, pris sur le fait, il fut condamné à l’exil, disent les uns, il s’enfuit par crainte d’un châtiment, disent les autres. On croit encore qu’il falsifia de l’argent que son père lui avait donné, que son père, jeté en prison, y mourut, et que lui-même, condamné à l’exil, s’en vint à Delphes, non pas pour savoir s’il pouvait falsifier la monnaie, mais pour savoir de quelle façon il pouvait devenir illustre, à quoi l’oracle lui répondit. Venu à Athènes, il s’attacha à Antisthène. Celui-ci le chassa parce qu’il ne voulait pas de disciples, mais il ne put rien contre la ténacité de Diogène. Un jour où il le menaçait d’un bâton, notre philosophe tendit sa tête et lui dit : « Frappe, tu n’auras jamais un bâton assez dur pour me chasser, tant que tu parleras! » Il devint donc son auditeur et vécut très simplement, comme il convenait à un homme exilé.
Ayant vu un jour une souris qui courait sans se soucier de trouver un gîte, sans crainte de l’obscurité, et sans aucun désir de tout ce qui rend la vie agréable, il la prit pour modèle et trouva le remède à son dénuement. Il fit d’abord doubler son manteau, pour sa commodité, et pour y dormir la nuit enveloppé, puis il prit une besace, pour y mettre ses vivres, et résolut de manger, dormir et parler en n’importe quel lieu. Aussi disait-il, en montrant le portique de Zeus[3] et le Pompéion, que les Athéniens les avaient construits à son intention, pour qu’il pût y vivre. Étant tombé malade, il s’appuyait sur un bâton. Par la suite, il le porta partout, à la ville et sur les routes, ainsi que sa besace. Il avait écrit à un ami de lui indiquer une petite maison ; comme l’ami tardait à lui répondre, il prit pour demeure un tonneau vide qu’il trouva au Métroon[4]. Il le raconte lui-même dans ses lettres. L’été il se roulait dans le sable brûlant, l’hiver il embrassait les statues couvertes de neige, trouvant partout matière à s’endurcir.
Il était étrangement méprisant, nommait l’école d’Euclide école de bile, et l’enseignement de Platon perte de temps[5]. Il appelait les concours en l’honneur de Dionysos de grands miracles de fous, et les orateurs les valets du peuple. Quand il regardait les pilotes, les médecins et les philosophes, il pensait que l’homme était le plus intelligent de tous les animaux ; en revanche s’il regardait les interprètes des songes, les devins et leur cour, et tous les gens infatués de gloire et de richesse, alors il ne savait rien de plus fou que l’homme. Il répétait aussi sans cesse qu’il fallait aborder la vie avec un esprit sain ou se pendre.
[…] Un jour où il parlait sérieusement et n’était pas écouté, il se mit à gazouiller comme un oiseau, et il eut foule autour de lui. Il injuria alors les badauds, en leur disant qu’ils venaient vite écouter des sottises, mais que, pour les choses sérieuses, ils ne se pressaient guère. Il disait encore que les hommes se battaient pour secouer la poussière et frapper du pied, mais non pour devenir vertueux. Il s’étonnait de voir les grammairiens tant étudier les moeurs d’Ulysse, et négliger les leurs, de voir les musiciens si bien accorder leur lyre, et oublier d’accorder leur âme, de voir les mathématiciens étudier le soleil et la lune, et oublier ce qu’ils ont sous les pieds, de voir les orateurs pleins de zèle pour bien dire, mais jamais pressés de bien faire, de voir les avares blâmer l’argent, et pourtant l’aimer comme des fous. Il reprenait ceux qui louent les gens vertueux parce qu’ils méprisent les richesses, et qui dans le même temps envient les riches. Il était indigné de voir des hommes faire des sacrifices pour conserver la santé, et en même temps se gaver de nourriture pendant ces sacrifices, sans aucun souci de leur santé. Par contre, il admirait les esclaves de ne pas prendre de mets pour eux quand leurs maîtres étaient si goinfres. Il louait ceux qui devaient se marier et ne se mariaient point, ceux qui devaient aller sur mer, et n’y allaient point, ceux qui devaient gouverner et ne gouvernaient point, ceux qui devaient élever des enfants et n’en élevaient point, ceux qui se préparaient à fréquenter les puissants et ne les fréquentaient point. Il disait qu’il fallait tendre la main à ses amis, sans fermer les doigts.
Ménippe, dans son livre intitulé la Vertu de Diogène, raconte qu’il fut fait prisonnier et vendu, et qu’on lui demanda ce qu’il savait faire. Il répondit : « Commander », et cria au héraut : « Demande donc qui veut acheter un maître. »
[…] Il affirmait opposer à la fortune son assurance, à la loi sa nature, à la douleur sa raison. Dans le Cranéion, à une heure où il faisait soleil, Alexandre le rencontrant lui dit : « Demande-moi ce que tu veux, tu l’auras. » Il lui répondit : « Ôte-toi de mon soleil! »
[…] Un jour où il sortait du bain, quelqu’un lui demanda s’il y avait vu beaucoup d’hommes ; il répondit : non, mais à un autre qui lui demandait s’il y avait foule, il répondit oui. Platon ayant défini l’homme un animal à deux pieds sans plumes, et l’auditoire l’ayant approuvé, Diogène apporta dans son école un coq plumé, et dit : « Voilà l’homme selon Platon. » Aussi Platon ajouta-t-il à sa définition : « et qui a des ongles plats et larges ».
[…] Les orateurs lui paraissaient les valets du peuple, et les couronnes des boutons donnés par cette fièvre : la gloire. Il se promenait en plein jour avec une lanterne et répétait : « Je cherche un homme. » Il était un jour trempé jusqu’aux os par la pluie, et comme on le prenait en pitié, Platon intervint et dit aux badauds : « Si vous avez vraiment pitié de lui, allez-vous-en » ; il soulignait par là l’orgueil de Diogène. […] Lysias l’apothicaire lui demandait s’il croyait à l’existence des dieux. « Comment n’y croirais-je pas, dit-il, quand je te vois, toi le plus grand ennemi des dieux? » On attribue parfois le mot à Théodore. Il vit une fois un homme qui se purifiait à grande eau, et il lui dit : « Malheureux, toute cette eau ne réussirait même pas à laver tes fautes de grammaire, et tu t’imagines pouvoir laver toutes les fautes que tu as commises pendant ta vie! » Il reprochait aux hommes leurs prières, parce qu’ils demandaient des biens apparents et non des biens réels. À ceux que les songes effrayaient, il disait : « Vous ne vous souciez pas de ce que vous voyez pendant la veille, pourquoi vous inquiéter des choses imaginaires qui vous apparaissent dans le sommeil? » Aux jeux olympiques, le héraut ayant proclamé : « Dioxippe a vaincu les hommes », Diogène répondit : « Il n’a vaincu que des esclaves ; les hommes, c’est mon affaire. » […]
Les Athéniens l’aimaient beaucoup. Ils fessèrent un jeune homme qui avait brisé son tonneau, et remplacèrent le tonneau. Denys le stoïcien raconte que, fait prisonnier à Chéronée, il fut conduit auprès de Philippe. Le roi lui demanda qui il était et Diogène répondit : « Je suis l’espion de ton avidité. » Philippe en fut tout éberlué et lui rendit la liberté. […]
[…] Il criait souvent et à tous les échos que les dieux ont donné à l’homme une vie facile, mais qu’elle ne consiste pas à rechercher les boissons fines, les parfums, et les autres jouissances de ce genre. Aussi, voyant un jour un homme qui se faisait chausser par son esclave, lui dit-il : « Tu n’es pas encore heureux, si tu ne te fais pas moucher aussi ; cela viendra, quand tu seras devenu manchot[6]. » […]
Un jour où il se masturbait sur la place publique, il s’écria : « Plût au ciel qu’il suffît aussi de se frotter le ventre pour ne plus avoir faim! » Voyant un jeune homme qui s’en allait déjeuner avec des satrapes[7], il l’en empêcha, le tira à part, le ramena chez ses parents et leur conseilla de le surveiller. À un autre garçon qui s’était fardé et qui lui posait une question, il déclara qu’il lui répondrait seulement quand il se serait mis tout nu, et qu’il pourrait voir si son interlocuteur était un homme ou une femme. Il dit à un autre qui au bain jouait au cottabe[8] : « Mieux tu feras, pis ce sera. » Pendant un repas, on lui jeta des os comme à un chien ; alors, s’approchant des convives, il leur pissa dessus comme un chien. […]
[…] Platon, parlant des idées, nommait l’idée de table et l’idée de tasse. « Pour moi, Platon, dit Diogène, je vois bien la tasse et la table, mais je ne vois pas du tout l’idée de table ni l’idée de tasse. » « Bien sûr, répliqua Platon, car pour voir la table et la tasse tu as les yeux, mais pour voir les idées qui leur correspondent, il te faudrait plus d’esprit que tu n’en as. » (Quand on demandait à Platon ce qu’il pensait de Diogène, il répondait : « C’est un Socrate devenu fou. ») On demandait à Diogène à quel âge il faut prendre femme, il répondait : « Quand on est jeune, il est trop tôt, quand on est vieux il est trop tard. » On lui demandait encore : « Que faire, quand on a reçu une gifle? », « Prendre un casque », disait-il. Il dit à un jeune garçon qui s’était fardé : « Si c’est pour aller voir des hommes, tu es un pauvre homme, si c’est pour aller voir des femmes, tu es un infâme. »
On lui attribue parfois aussi le mot que j’ai cité plus haut et que voici. Platon, qui le vit laver de la salade, s’approcha et lui dit doucement : « Si tu avais été aimable pour Denys, tu ne laverais pas de la salade », sur quoi Diogène lui répondit sur le même ton « Et toi, si tu avais lavé ta salade, tu n’aurais pas été l’esclave de Denys »[9]
Quelqu’un lui disait : « Tout le monde se moque de toi. » Il répondit : « Et peut-être aussi les ânes se moquent-ils de ces gens-là, mais ils ne font pas attention aux ânes, et moi je ne fais pas attention à eux. » Ayant entendu un beau garçon s’entretenir de philosophie, il le loua de vouloir transformer en amants de son esprit les amants de son corps. Quelqu’un s’étonnait de voir tant d’ex-voto à Samothrace. « Il y en aurait bien davantage, dit Diogène, si ceux qui n’ont pas été exaucés en avaient aussi consacré. » Cette réponse est quelquefois attribuée à Diogoras de Mélos. Il dit à un jeune garçon qui s’en allait à un festin : « Tu en reviendras Pire », et comme le lendemain l’autre lui disait : « Me voilà et je n’en suis pas pire », il lui répondit : « Tu n’es pas Pire, mais tu es Plus large[10]. »
Il demandait l’aumône à un homme morose, qui lui dit : « Je te donnerai si tu me persuades », à quoi Diogène répondit : « Si je pouvais le faire, je te persuaderais plutôt d’aller te pendre. »
Au retour à Athènes d’un voyage à Sparte, on lui demanda où il allait et d’où il venait, il répondit : « Je reviens de chez des hommes, et j’arrive chez des femmes[11]. » À son retour des jeux olympiques, on lui demanda s’il y avait foule : « Oui, dit-il, mais les hommes étaient rares ».
Il disait des débauchés qu’ils étaient semblables aux figuiers qui poussent au bord des précipices, l’homme ne peut en goûter le fruit, ils sont mangés par les corbeaux et les vautours. La courtisane Phryné avait consacré une statue d’or à Aphrodite, Diogène y mit cette inscription : « En souvenir de l’incontinence des Grecs. » Alexandre le rencontrant un jour lui dit : « Je suis le grand roi Alexandre. » Diogène alors se présenta : « Et moi je suis Diogène, le chien. » On lui demanda pourquoi il était appelé chien : « Parce que je caresse ceux qui me donnent, j’aboie contre ceux qui ne me donnent pas, et je mors ceux qui sont méchants. » Il cueillait des fruits à un figuier, le gardien lui dit : « Hier, on y a pendu un homme. » « Je le purifie donc », dit Diogène.
Un vainqueur olympique n’avait d’yeux que pour une courtisane. « Voyez donc ce bélier d’Arès, dit Diogène, mené en laisse par la première catin venue. » Il comparait les belles filles de joie à de l’hydromel empoisonné. Quand il mangeait sur la place publique, les passants le traitaient toujours de chien. « Vous êtes les chiens, répondait-il, puisque vous faites cercle autour de moi pendant que je mange. » Comme deux débauchés s’enfuyaient à son approche : « N’ayez pas peur, leur cria-t-il, le chien ne mange pas de bettes. » On lui demandait de quel pays était un jeune garçon dont on avait abusé : « Il est de Tégée », dit-il[12]. Voyant un lutteur peu courageux qui faisait de la médecine, il lui demanda s’il cherchait les moyens de faire mourir ceux qui l’avaient vaincu. Voyant le fils d’une catin jeter des pierres à la foule : « Fais attention, lui dit-il, tu pourrais blesser ton père. » Un jeune garçon lui montrait une épée que son amant lui avait donnée : « L’épée est belle, dit-il, mais la garde est laide[13] ».
On louait un homme qui avait fait un présent à Diogène : « Et moi qui ai mérité de le recevoir, vous ne me louez pas? » Un homme lui réclamait son manteau : « Si tu me l’as donné, dit-il, il est à moi et si tu me l’as prêté, je m’en sers. » On le soupçonnait de cacher de l’or sous son manteau : « C’est bien pourquoi je le mets sous moi pour dormir », répondit Diogène. On lui demandait quel profit il avait retiré de la philosophie, il répondit : « À tout le moins, celui d’être capable de supporter tous les malheurs. » Quand on lui demandait sa patrie, il disait : « Je suis citoyen du monde. » Il vit des gens faire un sacrifice pour avoir un enfant, et il s’étonna de ne pas les voir faire de sacrifice pour savoir de quelle nature serait leur enfant. […]
[…] Quand on lui reprochait de fréquenter les maisons closes, il disait : « Le soleil va bien dans les latrines, et pourtant il ne s’y souille pas! » Déjeunant dans un temple, il vit sur la table des pains de mauvaise qualité. Il les jeta en disant que dans un temple, il ne devait rien y avoir de mauvaise qualité.
Quelqu’un lui dit : « Tu ne sais rien, et tu fais le philosophe. » « Mais, dit-il, simuler la sagesse, c’est encore être philosophe. » Un homme lui amena un jour son enfant, et le présenta comme très intelligent et d’excellentes moeurs. « Il n’a donc pas besoin de moi, répondit-il. » […] Il entrait au théâtre par la porte de sortie, et comme on s’en étonnait, il déclarait : « Je m’efforce de faire dans ma vie le contraire de tout le monde. » Il dit à un jeune homme efféminé : « N’as-tu pas honte de vouloir devenir pire que la nature ne t’a fait : elle a fait de toi un homme, et tu t’efforces de devenir une femme. » Un sot essayait d’accorder un instrument, il lui dit : « N’as-tu pas honte d’accorder des cordes sur un morceau de bois et d’oublier de mettre ton âme en accord avec ta vie? » Quelqu’un lui dit : « Je ne suis pas fait pour la philosophie ». Diogène lui répondit : « Pourquoi vis-tu, si tu ne cherches pas à bien vivre? » Il dit encore à un jeune homme qui méprisait son père : « N’as-tu pas honte de mépriser celui grâce à qui tu as le pouvoir de mépriser? »
[…] Il avait coutume de tout faire en public, les repas et l’amour, et il raisonnait ainsi : « S’il n’y a pas de mal à manger, il n’y en a pas non plus à manger en public ; or il n’y a pas de mal à manger, donc il n’y a pas de mal à manger en public. » De même il se masturbait toujours en public, en disant « Plût au ciel qu’il suffît également de se frotter le ventre pour apaiser sa faim[14]. » On rapporte bien d’autres choses sur lui, qu’il serait trop long de raconter en détail.
Il y avait selon lui deux sortes d’exercices, ceux de l’âme et ceux du corps. Le propre des exercices physiques étant de donner des spectacles susceptibles d’acheminer plus sûrement vers la vertu : chacune des deux sortes étant sans l’autre impuissante, la bonne santé et la force n’étant pas moins utiles que le reste, puisque ce qui concerne le corps concerne l’âme aussi. Il produisait des arguments pour montrer de quelle utilité sont pour l’acquisition de la vertu les exercices du corps. « Ne voyait-on pas, disait-il, dans les arts mécaniques et autres, les artisans obtenir par l’exercice l’habileté qui leur manquait, et les joueurs de flûte et les athlètes faire d’autant plus de progrès qu’ils s’exerçaient davantage, chacun dans leur métier, et que si ces gens font participer leur esprit à cet exercice, ce n’est ni inutilement, ni sans résultat qu’ils se sont donné de la peine? » Il concluait donc qu’on ne peut rien faire de bien dans la vie sans exercice, et que l’exercice permet aux hommes de se surpasser. Quand il songeait qu’en laissant de côté toutes les peines futiles que nous nous donnons, et en nous exerçant conformément à la nature, nous pourrions et devrions vivre heureux, il regrettait de voir l’homme si malheureux par sa folie. Le mépris même du plaisir nous donnerait, si nous nous y exercions, beaucoup de satisfaction. Si ceux qui ont pris l’habitude de vivre dans les plaisirs souffrent quand il leur faut changer de vie, ceux qui se sont exercés à supporter les choses pénibles méprisent sans peine les plaisirs.
Il ne se contentait pas de parler de la sorte, il payait d’exemple, transformant les moeurs comme les monnaies, et sacrifia les lois à la nature. Il prétendait vivre comme Hercule[15] et mettait la liberté au-dessus de tout, disait que tout appartenait aux sages, et appuyait ses opinions sur des raisonnements semblables à ceux que j’ai exposés plus haut : « Tout appartient aux dieux ; les dieux sont les amis des sages, tout est commun entre amis, donc tout appartient aux sages. » Il parlait encore de la loi, disant qu’on ne peut gouverner sans elle. « Sans cité organisée, la ville ne sert à rien ; donc la ville doit être une cité. Sans la cité, la loi ne sert à rien : donc la loi doit être liée à la cité. » Il se moquait de la noblesse et de la gloire, simples voiles de la perversité. La seule vraie constitution est celle qui régit l’univers.
Il voulait la communauté des femmes ; niait la valeur du mariage, préconisait l’union libre au gré de chacun et selon les penchants de chacun. Pour cette raison, il voulait aussi la communauté des enfants.
Il ne voyait pas qu’il fût mal d’emporter les objets d’un temple, ou de manger la chair de n’importe quel animal, et ne trouva pas si odieux le fait de manger de la chair humaine, comme le, font des peuples étrangers, disant qu’en saine raison, tout est dans tout et partout.
Il y a de la chair dans le pain et du pain dans les herbes ; ces corps et tant d’autres entrent dans tous les corps par des conduits cachés, et s’évaporent ensemble, comme il le montre dans sa pièce intitulée Thyeste, si toutefois les tragédies qu’on lui attribue sont de lui, et non pas de son ami Philiscos d’Égine ou de Pasiphon, fils de Lucien, dont Phavorinos (Mélanges historiques) nous dit qu’il les écrivit après la mort de Diogène. Diogène méprisait encore la musique, la géométrie, l’astrologie et les autres sciences de ce genre, et il déclarait qu’elles n’étaient ni nécessaires ni utiles.
Il avait l’art de trouver la réponse décisive aux objections, comme on peut le voir par les anecdotes que j’ai citées. Il supporta dignement ses épreuves quand on le vendit comme esclave. Naviguant un jour vers Égine, et pris par des pirates dont le chef était Scirpalos, il fut en effet conduit en Crète et vendu sur le marché. Quand le héraut lui demanda ce qu’il savait faire, il répondit : « Commander. » Puis, montrant du doigt un Corinthien richement vêtu, ce Xéniade dont j’ai parlé, il dit : « Vends-moi à cet homme, je vois qu’il a besoin d’un maître. » Xéniade l’acheta, le ramena à Corinthe, lui confia l’éducation de ses enfants, et le nomma intendant de sa maison, et Diogène mit de l’ordre partout, si bien que Xéniade s’en allait répétant : « Il est entré un bon génie dans ma maison[16]. »
Cléomène, dans son livre intitulé De l’Educateur, raconte que ses amis voulurent le racheter, mais Diogène les traita de sots et leur dit : « Les lions ne sont pas esclaves de ceux qui les nourrissent, ce sont ceux-ci leurs esclaves ; un esclave a peur, la bête sauvage fait peur! »
Son œuvre
C’est en partie à cause de leurs traits scandaleux que les écrits de Diogène tombèrent dans l’oubli quasi total. En effet la Politeia (la République) écrite par Diogène, reprise et appuyée plus tard par la Politeia de Zénon (un stoïcien), s’attaquait à de nombreuses valeurs du monde grec, en admettant entre autres l’anthropophagie, la liberté sexuelle totale, l’indifférence à la sépulture, l’égalité entre hommes et femmes, la négation du sacré, la remise en cause de la cité et de ses lois, la suppression des armes et de la monnaie. Par ailleurs Diogène considérait l'amour comme étant absurde : on ne devait s'attacher à personne.
Certains stoïciens, pourtant proches du courant cynique de Diogène, semblent avoir préféré dissimuler et oublier cet héritage jugé « embarrassant »
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Au fond de quoi ? De l'ignorance ?VirtuoseII a écrit :Mauriac , encore un petit effort tu es presque qu'au fond.grumpythedwarf a écrit :C'est bien leolo, de t'intéresser à Diogène le chien.
Tu comprendras peut-être ma devise:
"Ce qui ressemble le plus au cynisme, c'est la clairvoyance"
François Mauriac.
" Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter"
CIORAN.
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Le cynisme et la clairevoyance... Donc plus on comprend les choses et plus on se rend compte comment tout est futile et absurbe, la vie elle-même au fond. Bienheureux les imbéciles, dit-on, et on a surement raison.
Je suis moi-même drôlement cynique (même si ce n'est pas toujours si drôle). À cause de cela, je crois, j'ai de la difficulté à m'intérresser a la vie sociale. Les moeurs, les valeurs, les intérêts communs, je les apprend afin de fonctionner, mais je n'y voie aucun intérêt. Je dois dire que c'est un peu un handicap à mon bonheur.
Quand on se met à vraiment comprendre comment le monde est pourri, on peut se mettre la tête dans le sable (90% des gens environs) ce qui est sûrement la meilleur option pour notre bien être psychologique. On peut aussi ne pas se mettre la tête dans le sable et être constament découragé de l'humanité, et décider que malgré tout on a une vie donc jouissons-en, et puisque l'humanité c'est trop pourris et que ça vaille la peine de s'en faire pour une chose si pourrie. Je vais jouir de ma propre vie en tabarnak, fie toi sur moi mon homme. C'est mon cas.
C'est parfois chouette, mais des fois les premiers instants en me réveillant, je ressens une immense tristesse, pourquoi la vie est-elle ainsi? Puis je vais prendre un bon café et ça me passe.
C'est ça le prix à payer...
Je suis moi-même drôlement cynique (même si ce n'est pas toujours si drôle). À cause de cela, je crois, j'ai de la difficulté à m'intérresser a la vie sociale. Les moeurs, les valeurs, les intérêts communs, je les apprend afin de fonctionner, mais je n'y voie aucun intérêt. Je dois dire que c'est un peu un handicap à mon bonheur.
Quand on se met à vraiment comprendre comment le monde est pourri, on peut se mettre la tête dans le sable (90% des gens environs) ce qui est sûrement la meilleur option pour notre bien être psychologique. On peut aussi ne pas se mettre la tête dans le sable et être constament découragé de l'humanité, et décider que malgré tout on a une vie donc jouissons-en, et puisque l'humanité c'est trop pourris et que ça vaille la peine de s'en faire pour une chose si pourrie. Je vais jouir de ma propre vie en tabarnak, fie toi sur moi mon homme. C'est mon cas.
C'est parfois chouette, mais des fois les premiers instants en me réveillant, je ressens une immense tristesse, pourquoi la vie est-elle ainsi? Puis je vais prendre un bon café et ça me passe.
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- Inscription : dim. sept. 06, 2009 5:14 pm
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Bonjour Melkor,
Ce que tu décris comme de la clairvoyance est en fait de la lucidité.
Il y a une grosse nuance entre les deux.
Le cynisme, lui, est une forme de lucidité; elle induit presque obligatoirement la lucidité.
Lucidité ne mène pas toujours au pessimisme et au découragement.
Elle permet de voir le monde tel qu'il est, et non comme on voudrait qu'il soit.
Personnellement, je suis cynique ET pessimiste, ce qui ne m'empêche pas de bien vivre. J'ai simplement laissé mes illusions sur la nature humaine au vestiaire.
Voilà ! Si ça peut te consoler...
Ce que tu décris comme de la clairvoyance est en fait de la lucidité.
Il y a une grosse nuance entre les deux.
Le cynisme, lui, est une forme de lucidité; elle induit presque obligatoirement la lucidité.
Lucidité ne mène pas toujours au pessimisme et au découragement.
Elle permet de voir le monde tel qu'il est, et non comme on voudrait qu'il soit.
Personnellement, je suis cynique ET pessimiste, ce qui ne m'empêche pas de bien vivre. J'ai simplement laissé mes illusions sur la nature humaine au vestiaire.
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" Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter"
CIORAN.
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- Melkor
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Salut Grumpy.
Tu as parfaitement raison, honte sur moi j'ai totalement mélangé les termes clairevoyance et lucidité. Cepandant il faut dire que dans certains contextes les deux termes peuvent s'équivaloir, c'est pourquoi je me suis mélangé ainsi.
La clairevoyance est plus proche de quelque chose de métaphysique. Comme par exemple une diseuse de bonnes aventures qui lit dans sa boule de crystale, on pourrait dire qu'elle est clairevoyante.
Tu as parfaitement raison, honte sur moi j'ai totalement mélangé les termes clairevoyance et lucidité. Cepandant il faut dire que dans certains contextes les deux termes peuvent s'équivaloir, c'est pourquoi je me suis mélangé ainsi.
La clairevoyance est plus proche de quelque chose de métaphysique. Comme par exemple une diseuse de bonnes aventures qui lit dans sa boule de crystale, on pourrait dire qu'elle est clairevoyante.